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Emprunts toxiques : analyse d’un cas réel

De nombreuses communes de l'agglomération grenobloise ont contracté des emprunts toxiques ; sur cette photo, la ville de Grenoble. a@k/Flickr, CC BY-NC-ND

Fin 2007, pour financer la construction d’un complexe sportif, un village de 3 000 habitants de la banlieue aisée de Grenoble a contracté, sur 30 ans, un emprunt de 3 millions d’euros. Après les élections municipales de 2008, une nouvelle équipe s’est installée à la tête de la mairie et a découvert que cet emprunt était « toxique ».

J’ai obtenu une copie du contrat et j’ai pu l’étudier en détails. Je ne vais pas m’attarder sur la grande habilité de la banque à présenter le produit sous son meilleur jour, à camoufler les éléments importants, à rendre impossible au non-expert une estimation correcte des risques. Je ne vais pas non plus m’étendre sur la « légèreté » des élus qui ont crû (ou voulu croire) en la poule aux œufs d’or.

Ce que je souhaite montrer, c’est comment un établissement bancaire utilise les emprunts toxiques. C’est comment, la construction d’un gymnase dans cette commune, d’une école ou d’une salle des fêtes ailleurs, a sans aucun doute excessivement enrichi ses actionnaires et, par le versement de primes, ses quelques salariés qui ont conçu et qui gèrent ces contrats. Ce que je souhaite montrer, c’est comment cette manne a atterri dans leurs poches, le jour même de la signature du contrat.

Le contrat « toxique » et son portefeuille « caché »

La banque a conçu ce type de contrat pour acquérir à bas prix le portefeuille de produits financiers qu’elle avait caché derrière la formule du calcul des intérêts. Elle l’a conçu pour pouvoir revendre aussitôt ce portefeuille sur les marchés financiers mais, ce coup-ci, à son juste prix. Elle l’a donc conçu pour pouvoir encaisser immédiatement la marge correspondante à cette opération et pour se débarrasser de tous les risques financiers contenus dans le contrat.

Un contrat « toxique » n’est pas un contrat de prêt classique, même si il lui ressemble à s’y méprendre. C’est en réalité l’acte de vente du portefeuille « caché ». Un acte bien particulier puisque le vendeur ne savait ni ce qu’il vendait, ni a fortiori à quel prix il pouvait le vendre. Un acte de vente dans le monde de la finance des marchés, où le vendeur, contrairement à ce qui se passe dans l’économie réelle, peut vendre un produit qu’il ne détient pas, ce qui s’appelle une vente à découvert.

La banque, au contraire, n’a pas pris de risques. Elle a revendu sur les marchés un portefeuille qu’elle possédait, puisqu’elle venait de l’acquérir auprès de la collectivité. Dans la pratique, cela signifie que la banque reverse immédiatement aux agents qui le lui ont racheté sur les marchés financiers, l’intégralité des annuités qu’elle reçoit de la collectivité.

Une plus-value de 3 millions d’euros

À titre d’exemple, j’en reviens au contrat isérois. J’estime que la banque a revendu, fin 2007, pour 6 millions d’euros sur les marchés financiers le portefeuille « caché » qu’elle n’avait payé que 3 millions d’euros. Signer le contrat avec cette commune lui a donc rapporté environ 3 millions d’euros !

Pour un spécialiste de finance quantitative, comprendre pourquoi et comment une banque a fabriqué un contrat « toxique » ne présente guère de difficultés. Un emprunt toxique, c’est une réalisation concoctée par les départements marketing et d’ingénierie financière des banques. En quoi cela consiste-t-il ?

C’est systématiquement un prêt à taux fixe, très en dessous du taux du marché pendant une première période. Durant la seconde période, qui dure en général jusqu’à la dernière échéance du prêt, s’ajoute à ce taux fixe un taux risqué. Celui-ci est calculé en fonction du prix, à des dates précisées dans le contrat, d’un ou plusieurs instruments financiers.

Dans le contrat que j’ai sous les yeux, ce taux variable est calculé chaque année, à partir de la huitième, en fonction de la parité entre le franc suisse et le dollar américain, mesurée le 15 décembre de l’année précédente. Je ne doute pas que cette façon étrange de calculer des taux d’intérêt ait interpellé les élus. Mais ils ont vite été rassurés : dans tous ces contrats, le taux variable peut être nul quand les conditions de marché sont favorables à leur collectivité.

Ils peuvent donc être « gagnants », ce qui produit le sentiment trompeur que le risque est partagé entre leur collectivité et leur banque. Dans l’exemple que je traite, la commune est « gagnante » si le cours d’un franc suisse est, les 15 décembre, en dessous de celui d’un dollar.

Quand on transforme ces taux variables en montant à payer, on se rend compte que les annuités que va verser la collectivité à sa banque sont aussi composées d’une partie fixe, et d’une partie variable, qui peut être nulle ou pas.

Une annuité est en fait un portefeuille comprenant un placement à taux fixe et une option particulière. Les annuités de tous les contrats « toxiques » peuvent être décomposées de cette manière. Il ne reste plus qu’à regrouper toutes les échéances pour comprendre que la collectivité a, sans le savoir, vendu à découvert à sa banque un portefeuille composé d’un placement à taux fixe et d’autant d’options que d’échéances dans la phase risquée.

La banque Dexia a fourni de nombreux emprunts toxiques à des communes françaises (un de ses immeubles, dans le quartier de La Défense, en 2012). Mariano Mantel/Flickr, CC BY-NC

Une stratégie de la part de la banque

Dans mon exemple, le taux fixe est égal à 0,38 % (à comparer aux 3 – 4 % des emprunts à taux fixe sur 30 ans que pouvait obtenir la commune à l’époque) et s’applique sur le capital restant dû. Une telle formulation du calcul des intérêts présente un énorme avantage pour la banque. Elle va lui permettre d’évaluer le prix de marché du portefeuille « caché ». Et cela parce qu’elle savait que les marchés le considéraient comme étant valeur et qu’elle pourrait donc le vendre à ce prix là.

Je ne peux pas imaginer que la banque ait découvert, par hasard, le portefeuille caché après avoir signé le contrat. Je pense, au contraire, qu’elle a utilisé les outils d’évaluation issus de la théorie de Black et Scholes pour mettre au point sa stratégie. L’idée « astucieuse » était de cacher des options dans les contrats de prêt aux collectivités.

Mon opinion est que la banque a commencé par fixer sa marge, puis a utilisé la technologie pour sélectionner les options afin de pouvoir l’obtenir. Bien entendu, la banque n’ignorait pas qu’il y a un lien direct entre la marge qu’elle s’est octroyée et les risques qu’encourait la collectivité. Les marchés financiers sont cohérents. Si, le jour de la signature du contrat, ils étaient prêts à payer très cher pour le portefeuille caché, c’est qu’ils anticipaient de très hauts revenus futurs, et donc de lourds montants d’intérêt à payer par la collectivité.

Indexer, fin 2007, les taux variables du contrat sur la parité du franc suisse et du dollar, présentait deux gros avantages pour la banque. Premièrement, jamais depuis plus de 30 ans, le cours du dollar était passé au-dessous de celui du franc suisse. Deuxièmement, fin 2007, les marchés anticipaient une baisse importante du dollar par rapport au franc suisse. Ces deux effets conjugués ont facilité la signature du contrat et permis à la banque d’engranger ce gain.

Les élus sont pragmatiques. Quand je leur ai expliqué ce qu’était réellement leur contrat et ce que la banque en faisait, ils m’ont dit, en substance, qu’ils avaient bien compris que leurs prédécesseurs s’étaient faits rouler, qu’ils s’en doutaient mais que l’important était d’agir et dans ce cas précis, se débarrasser de l’emprunt à un coût acceptable.

Ils m’ont demandé ce que je pouvais leur conseiller. Je leur ai répondu qu’à moins que l’on ne l’y oblige, la banque va refuser de renégocier ce contrat en acceptant d’échanger les taux « toxiques » contre des taux fixes « raisonnables ». La banque devrait alors accepter une perte sèche du même ordre de grandeur que son bénéfice initial (autour de 3 millions d’euros).

Un exemple parfait de la « financiarisation » de l’économie

Je leur ai fait remarquer que pour cette même raison, la banque a bien pris soin de ne pas inclure dans le contrat une clause classique de remboursement anticipé du capital, même avec une pénalité importante. Je leur ai donc dit qu’aucun montage financier ne leur permettrait de supprimer définitivement les risques liés à leur contrat à un prix acceptable pour leurs administrés. En effet, toute solution purement « financière » passe nécessairement par le rachat, au prix du marché, du portefeuille « caché ».

Les emprunts « toxiques » constituent un parfait exemple de ce que les médias appellent la « financiarisation » de l’économie. En signant ces contrats, les banques se sont appropriées, sans aucune création de richesse, des revenus générés ou qui seront générés par l’économie réelle, c’est-à-dire par le travail des individus. Finalement, le seul risque auquel elles doivent faire face, c’est que la justice ou les pouvoirs publics les obligent à rompre ces contrats et elles s’y sont, à coup sûr, préparées.

Les emprunts « toxiques » montrent aussi que contrairement à ce qu’on peut lire dans la presse ou à ce qu’en disent les hommes politiques de tout bord, les banques évitent de jouer au casino. Elles font en fait beaucoup mieux : elles construisent des casinos, attirent le plus de clients possibles, quitte à mettre des amateurs en face de professionnels et prélèvent les plus larges commissions possibles sur les paris.

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