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En bref

Une leçon de journalisme, par Jean-Luc Godard

par Denis Souchon,

Antenne 2, 22 mai 1982, « Jean-Luc Godard est l’invité du journal télévisé Midi 2 en direct du Festival de Cannes » [1].

Le présentateur du journal, Philippe Labro, alors âgé de quarante-six ans, est déjà un vieux routier des médias de grande diffusion (Europe 1, Marie-France, France-Soir, le JDD, Paris-Match, RTL, TF1). Il a publié deux romans, a réalisé cinq films (dont deux avec Jean-Paul Belmondo et un avec Yves Montand) et a écrit des chansons pour Johnny Hallyday et Jane Birkin.

Ce n’est pas la première fois que les deux hommes se rencontrent puisque Philippe Labro a joué le rôle d’un journaliste prénommé Philippe (apparaissant dans une voiture siglée Europe 1, station de radio où débuta Labro Philippe) dans les quatre dernières minutes de Made in USA (1966) de Jean-Luc Godard. Cela explique sans doute en partie pourquoi au cours de l’interview ils s’appellent par leurs prénoms.

Le contexte de cet entretien n’est pas indifférent. Depuis le 2 avril 1982, l’Argentine et le Royaume-Uni sont en guerre dans les îles Malouines, Géorgie du Sud et Sandwich du Sud. Cette guerre sera nommée en France « guerre des Malouines ». Elle se terminera le 14 juin 1982 par la reddition de l’armée argentine qui avait contesté au Royaume-Uni la souveraineté sur ces îles. Plusieurs semaines après le déclenchement de cette guerre, le journaliste entreprend d’interroger le cinéaste à son propos.


La vidéo

- Philippe Labro : « Mais dans trois semaines, qui peut vous dire et que pouvez-vous dire sur ce qui se passera dans le monde dans trois semaines Jean-Luc ? Hein ? »

- Jean-Luc Godard : « Mais là pour l’instant ce que je peux dire : je peux rien vous dire sur les Malouines parce que je ne [Philippe Labro parle en même temps que Jean-Luc Godard : “Si, vous vous êtes exprimé.” ] sais pas ce qui se passe. »

- Philippe Labro : « Si si, vous vous êtes exprimé. Mais nous ne savons pas non plus ce qui se passe, mais c’est peut-être déjà une information. »

- Jean-Luc Godard : « Alors pourquoi vous ne le dites pas Philippe ? Et vous ne commencez pas votre journal en disant “Je ne sais pas ce qui se passe ?” »

- Philippe Labro : « J’ai commencé mon journal, Jean-Luc, en disant "informations contradictoires et confuses, [Jean-Luc Godard parle en même temps que Philippe Labro : “Non, mais ’Je ne sais pas ce qui se passe. ’ ”] l’Argentine dit une chose, Londres autre chose." »

- Jean-Luc Godard : « "informations contradictoires", vous avez l’air de savoir que c’est "informations contradictoires". Dites : "Moi, chef d’Antenne 2, je ne sais pas ce qui se passe. "Moi, chef d’Antenne 2, je ne sais pas ce qui se passe." »

- Philippe Labro : « D’abord je ne suis pas "chef d’Antenne 2", première information, deuxièmement »

- Jean-Luc Godard : « Non, mais, "Moi, speaker, je ne sais pas ce qui se passe." Vous ne voulez pas dire " Je ne sais pas ce qui se passe." pour faire plaisir ? »

- Philippe Labro : « Je ne suis pas "speaker" non plus, je ne suis pas "speaker" non plus, ça n’est pas une défini, ça n’est pas une bonne définition "speaker", Jean-Luc Godard. »

- Jean-Luc Godard : « Ou du moins "Je ne vois pas ce qui s’est passé." Vous pouvez dire ça ? »

- Philippe Labro : « Je n’ai pas vu ce qui s’est passé aux Malouines. [Labro, énervé, prononce cette phrase en haussant la voix.] Ça vous convient, ça vous satisfait ? »

- Jean-Luc Godard : « Oui, voilà. »

- Philippe Labro : « Très bien, merci Jean-Luc. Mais restez avec nous parce que le dialogue est intéressant. »

La séquence est plus significative qu’il n’y paraît de prime abord.

Philippe Labro selon Philippe Labro ne serait ni « chef » ni « speaker ». Il n’est pas alors « chef d’Antenne 2 », il ne deviendra vraiment « chef » que quelques années plus tard (voir « Annexe »). Mais en sa qualité de présentateur du Journal Télévisé il en est… le chef d’orchestre ! Philippe Labro ne serait pas non plus « speaker ». Piqué au vif, il proteste : « Je ne suis pas "speaker" non plus, […] ça n’est pas une bonne définition "speaker" ». Ce serait, croit-il, minimiser son rôle. Pourtant, il parle l’information et l’information parle par sa bouche. Mais quelle information ? Quelle information quand le « speaker » qui n’en serait pas un ne dispose d’aucune information vérifiée ?

C’est à cette question que Jean-Luc Godard consacre un « droit de suite » : ce « droit de suite » que les journalistes sont supposés exercer quand ils obtiennent des réponses évasives ou dilatoires à leurs questions. À six reprises, il insiste pour que Philippe Labro dise qu’il ne sait pas ce qui se passe, jusqu’au moment où, excédé, le journaliste finisse par dire : « Je n’ai pas vu ce qui s’est passé aux Malouines. »

Jean-Luc Godard, mine de rien, vient d’administrer une leçon de journalisme. Mieux vaudrait informer (car ce serait informer…) que l’on ne dispose pas d’informations effectives, c’est-à-dire dûment vérifiées auprès de sources croisées et concordantes, plutôt que de faire comme s’il en allait autrement et comme si le journaliste savait de quoi il parle. À quoi l’on pourrait ajouter : plutôt que de mentionner l’existence d’informations contradictoires qui n’en sont pas ou d’abuser du conditionnel qui protège de l’inexistence d’informations vérifiées.


Denis Souchon


Annexe - Post-scriptum : 35 ans plus tard...

Depuis cette interview, Philippe Labro est devenu un véritable « chef » : il a été directeur des programmes de RTL de 1985 à 2000 et aujourd’hui il fait partie de la garde rapprochée de l’oligarque des médias Vincent Bolloré comme l’atteste son portrait en ligne sur le site de C8 [2] : « D’abord consultant pour Bolloré Média, Philippe Labro est à l’origine, avec Vincent Bolloré, de la création de Direct 8, dont il est vice-président [chef]. Il est également vice-président [chef] du quotidien gratuit "Direct Matin". (…) Philippe Labro anime [chef et speaker] depuis septembre 2008 l’émission hebdomadaire Langue de bois s’abstenir. Tous les samedis à 11h, un décryptage de l’info en 40 minutes autour d’éditorialistes renommés ! »

 
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Notes

[1Rappelons qu’ à l’époque il n’y a que trois chaînes de télévision en France, Acrimed et Internet n’existent pas et France 2 s’appelle Antenne 2.

[2Consulté le 19/3/2017.

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