Reportage

La Corée du Nord, marge de main-d’œuvre chinoise

A la frontière sino-nord- coréenne, la désindustrialisation et la hausse des salaires ont conduit les entrepreneurs de la deuxième économie mondiale à sous-traiter une partie de leurs activités chez leur voisin.
par Raphaël Balenieri, Envoyé spécial à Hunchun
publié le 6 août 2017 à 19h26

Wang est en colère ce matin. Les perruques que ce Chinois trentenaire a fait fabriquer en Corée du Nord sont bloquées depuis la veille à Hunchun, petite ville chinoise de 225 000 habitants située en face du pays de Kim Jong-un, le long de la frontière sino-nord-coréenne. La fourgonnette blanche contenant sa marchandise est pourtant bien là, garée au soleil sur l’immense parking des douanes, mais les choses traînent.

A côté, une enfilade de poids lourds russes ou chinois, rentrés de Corée du Nord ou en partance. Avant d’entrer en Chine, chaque camion doit être scanné par les autorités chinoises qui scrutent la présence éventuelle de drogue nord-coréenne cachée au milieu du reste.

Wang pianote sur son smartphone, multiplie les coups de fil pour démêler la situation. Il n'a pas de temps à perdre : une fois passées côté chinois, ses perruques doivent encore être retravaillées avant la mise en carton pour l'export. «On vend surtout au Japon et aux Etats-Unis», explique-t-il, et sous l'étiquette commode du «made in China». La mention «made in DPRK», le sigle désignant en anglais la république populaire démocratique de Corée, nom officiel de la Corée du Nord, n'apparaîtra nulle part.

Plus proche de Pyongyang et de Vladivostok que de Pékin, Hunchun est devenu une plaque tournante pour les entrepreneurs chinois, comme Wang, qui délocalisent leur production en Corée du Nord pour jouer sur les écarts de salaires avec la Chine. Les deux pays communistes, alliés depuis la guerre de Corée (1950-1953), partagent une frontière très poreuse de 1 400 kilomètres finissant dans cette ville au bout du bout de la Chine, où le coréen est presque autant parlé que le mandarin. Hunchun vit également du commerce transfrontalier avec son turbulent voisin : cigarettes, alcool de riz, chaussures de confection chinoise, sacs de ciment passent chaque jour en Corée du Nord. En sens inverse, Hunchun semble surtout importer des fruits de mer nord-coréens, notamment des crabes et des Saint-Jacques géantes qui remplissent les étals du «marché de l’Est», le principal de la ville. Les habitants de ces contrées d’Extrême-Orient, où rien ne pousse ni ne vit l’hiver quand le thermomètre peut descendre jusqu’à - 20°C, en raffolent.

Exode rural

«Là-bas, les Nord-Coréens travaillent pour 10 yuans par jour», soit un peu plus d'un euro, raconte Cheng, un Chinois de 47 ans habitant à Hunchun. C'est à ce chauffeur que Wang fait appel pour acheminer la matière première - des caisses entières de cheveux - vers son usine nord-coréenne, de l'autre côté de la frontière. Mèche après mèche, ils sont assemblés pour former les fameuses perruques. «Faire la même chose en Chine coûterait quinze fois plus cher !» estime cet intermédiaire, qui collabore avec de nombreux patrons en fonction des besoins du moment. Selon Cheng, l'usine de Wang compte «des milliers d'employés». Elle se situe dans la zone économique spéciale (ZES) nord-coréenne de Rajin-Sonbong. La zone, lancée en 1992 par Pyongyang pour attirer les investissements étrangers, notamment chinois et russes, est si proche de Hunchun que Cheng fait parfois l'aller-retour dans la journée. «J'y vais presque tous les jours, sauf le dimanche !» dit-il tout en montrant son passeport, tamponné à chaque page. Son laissez-passer nord-coréen, de la taille d'une carte de crédit, lui permet de traverser la frontière à sa guise.

Dans toute la Chine, l’augmentation des salaires a poussé les entreprises de la deuxième économie de la planète à remettre à plat leurs chaînes de production. Rien que dans la manufacture, les salaires moyens ont été multipliés par plus de quatre en douze ans, selon les chiffres officiels du Bureau national des statistiques. Pour compenser et rester compétitives, certaines usines chinoises se sont déplacées des provinces côtières, où la main-d’œuvre est la plus chère, vers les provinces intérieures de l’arrière-pays. D’autres sociétés chinoises ont, elles, délocalisé à l’étranger, notamment dans des pays d’Asie du Sud-Est, comme le Vietnam, voire en Europe de l’Est, pour pouvoir se rapprocher, dans ce cas, des marchés européens.

Mais au Jilin, la province où se trouve Hunchun, de nombreux entrepreneurs comme Wang ont préféré sous-traiter en Corée du Nord. Certes, les délocalisations chinoises vers ce petit pays de 24 millions d’habitants restent minoritaires à l’échelle de la Chine. Géographie oblige, le phénomène concerne surtout les entreprises du Nord-Est chinois, et en particulier celles dirigées par des patrons sino-coréens. Elles sont néanmoins l’une des facettes des relations économiques entre la Chine et la Corée du Nord, deux partenaires commerciaux déjà liés par un commerce bilatéral de 5,5 milliards de dollars en 2015 (4,7 milliards d’euros), selon les chiffres officiels de Pékin.

Au Jilin, le départ des jeunes générations a accéléré le besoin de trouver de la main-d’œuvre coûte que coûte. Cette province, célèbre pour son ginseng et pour ses tigres de Sibérie, compte pourtant plus de 27 millions d’habitants, davantage que la Corée du Nord. Mais elle est en pleine désindustrialisation et victime d’un exode rural qui affecte toute la région, bastion traditionnel des industries lourdes aujourd’hui en crise.

Double culture

A Hunchun, les plus jeunes sont partis depuis longtemps s'installer dans la capitale de la province, Changchun, désormais reliée par le gaotie, le TGV local. Jilin abrite également des Chinois d'ethnie coréenne, concentrés dans la préfecture autonome de Yanbian, qui englobe Hunchun. Ceux-là, de leur côté, ont migré en bonne partie en Corée du Sud pour mettre à profit leur double culture, chinoise et coréenne, en échange de salaires plus élevés. Résultat, de nombreuses communes transfrontalières du Jilin se sont vidées. A Tumen, ville chinoise en face de la bourgade nord-coréenne de Namyang, un chauffeur de taxi raconte que la population a été divisée par trois en seize ans, pour tomber à 27 000 personnes. Soit un village à l'échelle de la Chine. «Ceux qui parlaient coréen sont allés à Séoul, les autres se sont installés dans les grandes villes de la région», regrette-t-il en pointant du doigt les immeubles laissés à l'abandon.

Sur place, pourtant, les entrepreneurs chinois déchantent vite. «On ne sous-traite en Corée du Nord que les tâches les plus simples. Les plus compliquées sont faites en Chine. Soit parce que les Nord-Coréens n'ont pas le savoir-faire nécessaire, soit parce qu'on ne peut pas faire passer les équipements et les machines de l'autre côté de la frontière, ajoute Wang dans la voiture qui nous mène aux douanes. Et puis, globalement, ce n'est pas facile de traiter avec eux. Le problème, c'est qu'il y a plein de coûts cachés. Les Nord-Coréens ne tiennent pas parole : au début, ils disent "ce sera tant" et puis, finalement, c'est un autre prix. Au bout du compte, c'est bien sûr moins cher de faire produire chez eux, mais l'écart avec la Chine n'est pas aussi grand qu'on le pensait initialement.»

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