Le boulevard du Temple, la première photo où apparaît un humain ?

Le boulevard du Temple, la première photo où apparaît un humain ?
Le boulevard du Temple de Daguerre. (WIKIMEDIA COMMONS)

Ces photos mythiques qui ont marqué l'histoire – Le boulevard du Temple, prise par Louis Daguerre, est l'une des premières photos du monde.

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Pour la troisième année consécutive, "l'Obs" revient cet été sur plusieurs photos qui ont marqué l'histoire. A la une des journaux, dans les pages de nos livres d'école ou arborées fièrement sur nos t-shirts, elles ont fait le tour du monde. Mais connaissez-vous l'histoire secrète de ces clichés mythiques ?

Une photo historique, pleine de mystères

Cette photo d'une rue déserte est un morceau d'histoire de la photographie. On la doit à Louis-Jacques-Mandé Daguerre, l'un des pionniers de la discipline. Il s'agit de l'une des toutes premières photos du monde. Et plus précisément, d'un daguerréotype, plaque de cuivre, polie comme un miroir et recouverte d'une couche d'argent.

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L'image, d'environ 13 cm sur 16 cm, a été prise depuis la fenêtre de l'atelier de l'artiste, au 5 rue des Marais, à proximité de l'actuelle place de la République à Paris, à 8 heures, un matin d'avril ou de mai 1838. On peut y observer l'entrée du boulevard du Temple.

Si cette photo est admirable c'est parce qu'il s'agit de "la première photographie connue où figurent des êtres humains", selon l'historien Larry J. Schaaf, auteur d'un article publié dans l'ouvrage collectif "Tout sur la photo, Panorama des mouvements et des chefs d'œuvre" (Flammarion).

A première vue, la rue semble déserte. Mais si l'on y regarde de plus près, on aperçoit des passants, et même des voitures et des charrettes qui se pressent ce matin-là sur le boulevard. Malheureusement, le procédé du daguerréotype nécessite un temps de pose d'une durée de 7 à 20 minutes. Ce qui réduit en l'occurrence la foule "à l'état de fantôme", comme le résume Larry J. Schaaf. Et regardez de plus près encore... Un homme est bien visible, en bas, à gauche de l'image. Vous l'avez ?

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Cet homme, la jambe levée se fait en réalité cirer les bottes ou les souliers par un second personnage, plus petit. Peut-être un enfant. "Ces personnages, immobiles par nécessité, ont sans le savoir pris la pose pendant plusieurs minutes, alors que la foule des passants est trop mouvante pour que son image puisse être capturée par l'appareil", explique Françoise Ravelle, dans "Paris vu par les pionniers de la photo" (Parigramme).

Joint par "l'Obs", André Gunthert, le rédacteur en chef de la revue "Etudes photographiques", renchérit, exalté :

"C'est involontaire. C'est un sujet imprévu qui apparaît. C'est contraire à la production même des images de l'époque où quand on représente un sujet, c'est forcément volontaire, que cela soit dans la peinture ou la sculpture. La photo du boulevard du Temple est en cela très emblématique de l'art de la photographie."

Cette fascination pour ce premier "photobomb" de l'histoire de la photo n'est pas récente. Dès 1839, Samuel Morse, l'inventeur du télégraphe, à qui Louis Daguerre a montré la photo, est complètement subjugué. Dans une "Lettre de Paris", publié en avril 1839 dans le "New York Times", il écrit :

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"Les objets en mouvement ne s'impressionnent pas. Le boulevard, si constamment rempli d'une cohue mouvante de piétons et de voitures, était parfaitement désert, à l'exception d'un individu qui était en train de faire cirer ses bottes. Bien entendu, ses pieds durent rester immobiles pendant un moment, l'un posé sur la boîte du cireur, l'autre sur le sol. En conséquence, ses bottes et ses jambes ont été bien définies, mais il n'a ni corps ni tête, car ceux-ci étaient en mouvement."

Précisons ici que l'image que nous connaissons n'est qu'une copie de mauvaise qualité. Le cliché vu par Samuel Morse était beaucoup moins contrasté, tout en nuances de gris. Alors que l'image actuelle ressemble presque à une photocopie, sur laquelle l'homme apparaît paradoxalement plus nettement.

D'autres personnages ?

La photo du boulevard du Temple fut offerte à Louis Ier de Bavière, au sein d'un triptyque, également composé d'une photo de statues et d'un second cliché du boulevard du Temple, pris celui-ci à midi, sans qu'aucun personnage ne se soit arrêté suffisamment longtemps pour apparaître sur l'image.

Le daguerréotype, exposé à Munich dès le mois d'octobre 1839, survécut au bombardement de la ville durant la Seconde guerre mondiale mais fut presque entièrement décapé... lors d'une tentative de nettoyage, vers 1960, raconte Larry J. Schaaf. Heureusement, un négatif de l'image avait été réalisé en 1937 et une copie du daguerréotype fut recréée en 1979. Laquelle est depuis de nouveau exposée à Munich.

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En 2010, l'article d'un journaliste américain a fait resurgir la photo sur le devant de la scène. Ce journaliste scientifique de la radio publique américaine NPR, Robert Krulwich, avait en effet consacré un article à une photo prise à Cincinnati en 1848, qu'il pensait être la plus ancienne photo d'un être humain. Un lecteur avisé lui a toutefois signalé la photo de Louis Daguerre, plus vieille de 10 ans, à laquelle le journaliste a donc également consacré un article, relayé par Slate.fr à l'époque.

Poussé par la curiosité, un autre lecteur de Robert Krulwich, Charles Leo, analyse l'image plus en profondeur, la "nettoie" pour révéler plus de détails, avant d'en faire une version colorisée et annotée. Publié sur son blog, le travail de cet amateur, patron d'une entreprise spécialisée dans les illustrations en 3D d'architecture, auquel les internautes sont invités à collaborer, permet de révéler que l'homme qui se fait cirer les bottes et son cireur ne sont pas seuls sur la photo. Au total, une petite dizaine de personnes seraient même visibles sur le cliché, si on en croit Charles Leo.

(Charles Leo)

A commencer par une ou deux personnes, assises sur un banc à droite, mais également deux ou trois personnes sur le trottoir de gauche, dont un jeune enfant avec un chien. Il croit aussi distinguer une calèche sur la route, ainsi qu'un chat ou un enfant à une fenêtre. Il fait par ailleurs l'hypothèse que l'homme dont on dit qu'il se fait cirer les chaussures pourrait en réalité être en train d'actionner une pompe à eau, comme l'attesteraient les deux formes rondes, des seaux, à côté de lui.

Une théorie qui n'est pas privilégiée par les spécialistes de Daguerre, pour qui c'est un jeune arbre, placé juste devant le cireur de chaussures qui porterait à confusion. Quant aux formes rondes, peu de chance qu'il s'agisse de seaux, car ils sont également présents sur l'autre photo du boulevard présente dans le triptyque. Or cette fois, aucun personnage n'est présent à côté d'eux.

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Encore un détail : à quelle saison la photo a-t-elle été prise ? Etant donné la présence d'arbres dénudés et garnis côte à côte, Charles Leo envisage que la photo a été prise à l'automne. Raté ! On l'a vu, c'est en réalité au printemps que le cliché a été réalisé. Un des contributeurs du projet croit par ailleurs déduire de la longueur des ombres des arbres et de leur direction que la photo a été prise entre 3 et 4 heures de l'après-midi.

Reste qu'un détail a échappé à ce lecteur attentif : les daguerréotypes prennent des photos… en miroir ! Voilà donc la vue que Daguerre avait en réalité de la fenêtre de chez lui :

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Les ombres partent donc bien vers l'ouest et nous sommes bien le matin.

Une photo pionnière, mais pas "première"

L'histoire de la photo du boulevard du Temple est magnifique. Mais la légende est peut-être un peu trop belle pour être totalement vraie. Le cliché a en effet peu de chance d'être réellement la première photo sur laquelle figure un être humain. Car même en mettant de côté les revendications de divers inventeurs de l'époque (comme celle du Français Hippolyte Bayard, qui assure avoir réalisé des autoportraits dès 1837), dont les œuvres ne sont malheureusement pas parvenues jusqu'à nous, plusieurs photos pourraient bien détrôner le boulevard du Temple dans ce "concours". Elles sont toutes attribuées à Daguerre.

  • Le portrait de M. Huet

C'est une petite image de 5,8 cm sur 4,5 cm. Un petit miroir aux tons laiteux qui tient dans le creux de la main. Mais pour son possesseur, "c'est le saint suaire photographique". Vers la fin des années 1980, le marchand d'art et expert Marc Pagneux achète cette image au marché aux puces de Vanves. Au dos du cadre, une inscription : "M. Huet, 1837". On distingue également les premières lettres de la signature de Daguerre. La date est surprenante, voire problématique : personne ne pensait jusqu'alors que quiconque ait pu fixer le moindre portrait avant les années 1840, le temps de pose étant beaucoup trop long. Personne n'était par ailleurs capable de retracer le parcours de la photo l'ayant conduite de Daguerre aux puces de Vanves.

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(GINIES/SIPA)

Pourtant, Jacques Roquencourt, très certainement le plus grand spécialiste de Daguerre, et André Gunthert, le rédacteur en chef de la revue "Etudes photographiques", dans laquelle est révélée, en 1998, l'existence de cette pièce incroyable, sont convaincus qu'il s'agit bien d'un portrait réalisé par Daguerre lui-même, avant le boulevard du Temple.

Ils s'appuient pour cela sur plusieurs éléments : une lettre de Daguerre à Isidore Niépce, datée du 17 janvier 1838, dans laquelle il affirme avoir réalisé des essais de portraits "dont un est assez bien réussi" ; l'aspect matériel de l'objet, qui rappelle celui des autres exemples d'essais connus et datés de l'inventeur et enfin des reconstitutions procédurales effectuées par Jacques Roquencourt, dans les conditions du procédé de Louis Daguerre et avec un objectif similaire à celui de l'inventeur du daguerréotype.

A "l'Obs", André Gunthert ajoute, malicieux :

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"Il y a très peu d'humains sur les daguerréotypes de Daguerre. Qui aurait alors eu l'idée d'inscrire une date pareille sur un daguerréotype ? Ce n'est pas crédible. Personne d'autre que Daguerre n'a pu écrire une telle date. Je reste donc persuadé que le portrait de M. Huet est un candidat crédible à la première photo d'un humain !"

Dès la fin des années 1990, Marc Pagneux est donc convaincu de détenir la première photo au monde d'un être humain. Un bien inestimable. "Ce portrait a trop de valeur pour qu'on puisse se permettre une estimation. Une image comme ça, c'est un patrimoine national", explique-t-il à l'époque… avant que la photo ne se retrouve, une dizaine d'années plus tard, à une vente aux enchères chez Pierre Bergé & Associés, estimée entre 600.000 et 800.000 euros. Où elle ne trouvera même pas preneur !

La découverte aurait dû révolutionner l'histoire de la photo, mais les collectionneurs et les historiens semblent bouder le fameux "saint suaire photographique", qui n'est jamais cité comme pouvant être la première photo d'un être humain. Pourquoi ? Pour André Gunthert, c'est peut-être dû à la personnalité controversée du propriétaire, après des rumeurs le concernant.

  • Portrait d'un homme

André Gunthert nous met également sur la piste d'un autre portrait, de 6,8 x 5,3 cm, détenu par la Bibliothèque nationale de France. Non daté officiellement, il est attribué à Daguerre, en raison d'une signature de Daguerre gravée sur la plaque au recto. Il pourrait lui aussi dater des essais de 1837.

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Au dos de celui-ci, un autographe, signé par le photographe Paul Nadar, en 1926

"J'ai acheté le présent daguerréotype provenant d'un ancien photographe qui le tenait de son père, ami paraît-il de Daguerre [...]. Il n'y a pas lieu de douter de l'authenticité de la signature de Daguerre qui s'identifie parfaitement avec d'autres bien connues. Cette plaque oxydée sur les bords compte parmi les premières de Daguerre." 

Un autre portrait mal connu de Daguerre ? Notre surprise est totale. Mais André Gunthert émet une hypothèse : 

"Je l'analyserais comme une dissimulation volontaire de Daguerre. Car en 1839, il abandonne ses droits de propriété. Il pensait sans doute pouvoir encore améliorer ses productions de portraits, pour pouvoir vendre son procédé après."

Les daguerréotypes vendus par Giroux ne permettent en effet pas de faire de portrait. L'objectif n'est bon que pour les paysages. Mais Daguerre, lui, possédait justement un autre objectif, de plus courte focale...

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  • Vue du Pont-Neuf

Dernier candidat crédible à la première photo d'un être humain : ce troisième daguerréotype, toujours de Louis Daguerre, en collaboration avec Mathurin-Joseph Fordos. Vous les avez remarqués ? Ces ouvriers ou vagabonds, allongés contre la grille, à l'ombre de cette statue d'Henri IV ? 

L'oeuvre est détenue par le Musée des Arts et Métiers, qui date sa réalisation... entre 1836 et 1839. Ce qui est extrêmement vague. Mais, sur son verso, figure un autographe de Fernand Langlé, du 1er février 1879 : "Cette plaque représentant une vue du Pont-Neuf, est le premier daguerréotype tenté en plein air. Il a été exécuté par Daguerre et Fordos, en collaboration scientifique expérimentale, et conservé par ce dernier. Après sa mort, il m'a été donné, comme souvenir de lui, par Mme Vve Fordos."

Un premier daguerréotype en plein air, que nos deux spécialistes datent donc, en s'appuyant sur des écrits de Daguerre... entre 1837 et 1838. Probablement, donc, quelques mois avant le boulevard du Temple.

Renaud Février

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