Cuisine et sexisme : les femmes n’ont pas fini d’en baver

Des diktats esthétiques au machisme en gastronomie, les stéréotypes sur les femmes ont la dent dure. Dans son essai, “Faiminisme, quand le sexisme passe à table”, la journaliste Nora Bouazzouni ausculte un univers où le masculin domine. 

Par Virginie Félix

Publié le 05 septembre 2017 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h42

« A cause de leurs règles, le goût des femmes est fluctuant ; c’est la raison pour laquelle elles ne peuvent pas être maîtres sushis ». Ces propos édifiants sortent tout droit des cuisines d’un restaurant japonais étoilé, au XXIe siècle… Une illustration parmi d’autres du sexisme et de la misogynie qui sévissent dans l’univers de la gastronomie.

Alors qu’elles ont toujours occupé des fonctions nourricières, les femmes subissent aujourd’hui encore une forme de domination masculine, derrière les fourneaux professionnels, mais aussi dans la préparation quotidienne des repas domestiques, l’accès à l’alimentation et à la production agricole, les diktats esthétiques, les injonctions à la minceur…

Du féminisme aux petits plats, du steak tartare au patriarcat, il n’y aurait donc qu’un pas ? C’est l’hypothèse piquante d’un petit livre publié par la journaliste Nora Bouazzouni : Faiminisme, quand le sexisme passe à table. Explications de cette trentenaire au verbe mordant, aussi passionnée par la cause des femmes que par la bonne bouffe.

“L’alimentation est le dénominateur commun de nombre de discriminations subies par les femmes”

Comment vous est venue l’idée d’associer féminisme et nourriture ?

Aujourd’hui, l’alimentation est un sujet central dans notre société, tout comme l’est aussi la question de la place des femmes. L’idée de ce livre, au ton volontairement polémique, était d’expliquer comment la domination masculine s’exerce à tous les stades de notre alimentation, de la production agricole à la transformation des aliments ou la préparation des repas, mais également dans la manière dont nous nous nourrissons, à travers les injonctions à la minceur, le culte des régimes… Quand on se penche sur la question, on constate que l’alimentation est le dénominateur commun de nombre de discriminations subies par les femmes.

De quelle manière cette domination masculine se traduit-elle concrètement dans les assiettes ?

Evidemment dans la répartition des tâches domestiques, la cuisine du quotidien, prise en charge très majoritairement par les femmes. Mais aussi, dans de nombreux pays, par la confiscation du pouvoir agricole, aux mains des hommes. Sans parler de la place des femmes dans la gastronomie. Où sont les femmes ? En tout cas pas dans les cuisines des grands restaurants… Les femmes subissent aussi de plein fouet des injonctions corporelles : elles doivent être minces, faire attention à leur ligne. La pression sociale ne s’exerce pas de la même manière sur le corps des hommes.

Il faudrait remonter à la préhistoire pour comprendre comment cette domination s’est installée ?

L’anthropologue Priscille Touraille explique dans son livre Femmes petites, hommes grands : une évolution coûteuse que les hommes, qui chassaient les gros animaux et interdisaient aux femmes d’utiliser les armes et les outils tranchants, ont établi une forme de ségrégation alimentaire en se réservant les protéines animales. Les femmes, elles, mangeaient les restes. C’est d’ailleurs encore le cas dans beaucoup de pays où elles se contentent des miettes laissées par les hommes qui se réservent les meilleurs morceaux.

Cette discrimination alimentaire expliquerait le dismorphisme entre les hommes et les femmes : l’être humain serait ainsi devenu le seul mammifère dont la femelle est plus petite que le mâle. Avoir privé les femmes de nourriture a aidé les hommes à les dominer physiquement, donc littéralement. Et aujourd’hui encore, on continue, plus ou moins consciemment, à moins remplir les assiettes des filles que celles des garçons en se disant qu’un garçon a besoin de manger plus.

“Le discours féministe, comme le discours végétarien, remet en question un dogme construit sur une domination”

La consommation de viande demeure symboliquement associée aux hommes ?

C’est ce que met en avant un magazine comme Beef qui s’adresse aux hommes mangeurs de viande : le sang, l’homme qui chasse… Comme si l’homme avait dans son cerveau reptilien un instinct de chasseur, tandis que la femme préférait cueillir des salades dans son jardin. Comme si les femmes naissaient avec un goût pour les carottes râpées arrosées d’un jus de citron et l’homme avec le goût du steak tartare.

Mais les choses évoluent avec le nouvel essor du végétarisme. Je fais d’ailleurs un parallèle entre la montée en puissance du discours féministe, et celle du discours végétarien, qui, l’un et l’autre, remettent en question un dogme construit sur une domination – de la femme ou de l’animal.

Vous établissez également un lien entre l’asservissement des femmes et l’exploitation de la nature…

On traite la terre comme on traite les femmes, en êtres inférieurs sur qui on a des droits. La nature est considérée comme une ressource nourricière que l’homme peut utiliser sans contrepartie. De la même façon, les femmes sont des ressources non rémunérées qui produisent la nourriture et préparent les repas.

Dans certains pays, 80 % de la main-d’œuvre agricole est constituée de femmes qui font tout de A à Z. Non seulement, elles préparent la soupe, mais elles vont aussi trimer dans les champs pour produire les légumes, les stocker, les vendre sur les marchés. Les hommes, eux, sont les chefs d’exploitation, ils n’ont pas la main dans la terre. Au niveau planétaire, moins de 20 % des propriétaires fonciers sont des femmes.

“Si, en vingt-cinq ans, le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères a diminué de 20 %, la part des hommes, elle, n’a pas augmenté”

Cette division genrée du travail s’exerce aussi dans nos cuisines occidentales, où la préparation des repas familiaux demeure une activité majoritairement féminine.

En France, le temps moyen quotidien consacré à la cuisine chez les personnes en couple ou sans enfants est de cinquante à cinquante-neuf minutes pour les femmes contre quinze à dix-huit minutes pour les hommes. Si, en vingt-cinq ans, le temps consacré par les femmes aux tâches ménagères a diminué de 20 %, la part des hommes, elle, n’a pas augmenté. La baisse s’explique simplement par l’utilisation des fours à micro-ondes, le recours à la livraison de repas à domicile.

La réalité est que les femmes passent autant de temps (trente-quatre heures par semaine) à accomplir un travail domestique non rémunéré que les hommes en passent pour un travail rémunéré (trente-trois heures). Si ce travail était rémunéré au Smic horaire, cela représenterait une production de richesse estimée à 635 milliards d’euros, soit 33 % du PIB de la France…

Les hommes sont en revanche très présents dans les cuisines professionnelles, où les femmes peinent encore à se faire une place…

En France, 94 % des chefs sont des hommes ! Qui ont tous une anecdote, liée à leur grand-mère ou à leur mère, à raconter quand ils évoquent leur vocation : « les ravioles de ma grand-mère », «  les bouchées à la reine de ma mère ». Figures rassurantes qu’on retrouve d’ailleurs dans les rayons des supermarchés, à travers Mamie Nova ou Bonne Maman.

Les hommes apparaissent comme les garants d’un savoir-faire culinaire, d’une tradition, alors que dans la réalité, ce sont les femmes qui ont toujours fait à manger. Mais une femme qui cuisine un bœuf bourguignon pour sa famille, ça n’est pas prestigieux, c’est normal, elle est là pour ça…

Paul Bocuse, pourtant formé par les mères lyonnaises – ces cuisinières d’origine modeste installées à leur compte après avoir travaillé au sein de familles bourgeoises de Lyon – a un jour déclaré qu’il y avait la cuisine des grands chefs et la « cuisine de bonne femme ». Ce que décrit très bien Pierre Bourdieu dans La Domination masculine, quand il évoque la distinction entre le cuisinier et la cuisinière. 

« Les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent ennoblies et transfigurées. »

“C’est compliqué de se sentir à sa place quand on est une femme dans un lieu exigu composé d’hommes”

Pourquoi le monde de la gastronomie reste-t-il aussi machiste ?

La vieille génération est encore là, et ces chefs reproduisent des méthodes qu’ils ont subies. La cuisine fonctionne comme l’armée, c’est une brigade, avec un chef, un sous-chef – des mots qui rappellent le vocabulaire militaire. On vous dit : c’est un métier dur, violent, pénible, donc il faut se forger un caractère, se faire une carapace, avoir beaucoup d’autorité et de discipline, des qualités associées aux hommes.

Aujourd’hui encore, on décourage les femmes de rester dans ce milieu. Dans les écoles, les formations culinaires, elles sont désormais à part égale avec les hommes. Et pourtant les brigades restent, elles, très majoritairement masculines. C’est compliqué de se sentir à sa place quand on est une femme dans un lieu exigu composé d’hommes. On ne sent pas légitime, on doit subir les réflexions sexistes que certains s’autorisent par effet de groupe, de meute.

Une certaine image du corps féminin – mince, jeune, musclé – conditionne la manière dont les femmes se nourrissent ?

La société valorise la discipline et le contrôle de soi. Une femme qui est grosse, ou trop grosse par rapport aux standards, est considérée comme quelqu’un qui se laisse aller. Comme le dit la psychanalyste Susie Orbach, « les filles sont élevées dans l’idée que leur corps est une chose à construire et non à vivre ». Les magazines féminins, financés par l’industrie de la beauté, entretiennent cela avec une hypocrisie incroyable, à coup d’injonctions contradictoires : « arrêtez de vouloir maigrir », « apprenez à vous accepter », tout en mettant en couverture des mannequins de 42 kilos.

“Pour beaucoup de femmes obèses, le surpoids n’est pas lié au grignotage compulsif mais à des causes hormonales ou héréditaires”

Cette pression sociale sur le corps féminin ne s’est-elle pas accentuée encore avec les réseaux sociaux, et notamment Instagram, où prolifèrent les mots-clés #healthy, #bodychallenge…

Une récente étude accuse Instagram d’être dévastateur pour l’estime de soi, particulièrement chez les adolescentes. On y voit se développer l’obsession de la nourriture « healthy » : il faut montrer aux autres qu’on mange bien, que l’on mange sain. Aux Etats-Unis, actuellement, la tendance est au « cleaneating » – comme si la nourriture était sale. Elle pousse au paroxysme le fameux précepte « je suis ce que je mange ».

On y voit des gens qui se nourrissent de smoothies à longueur de journée, qui photographient leur petits déjeuners « healthy » : on met trois heures à dresser un acaï bowl en alignant des fruits dans un bol pour que ce soit photogénique… Il y a quelque chose de très névrotique là dedans, avec l’idée que si ça n’est pas joli, on n’est pas une belle personne.

L’autre problème, ce sont les « challenges », ces photos avant/après postées avec le mot-clé #bodychallenge, #bikinibody, entretenant l’idée qu’il existe une seule morphologie acceptable et que correspondre aux canons esthétiques est une simple question de volonté. Or, pour beaucoup de femmes obèses, le surpoids n’est pas lié au grignotage compulsif mais à des causes hormonales ou héréditaires.

Les hommes ne sont pas concernés par cette injonction au corps parfait ?

Instagram bouleverse la donne : on commence à voir des garçons frappés par les troubles du comportement alimentaire, l’anorexie, l’orthorexie, la dysmorphie – l’impression d’être gros alors qu’on ne l’est pas. De plus en plus d’hommes postent des photos de leur corps avant/après avec ce commentaire « quand on veut, on peut », « fitchallenge ». Ils s’approprient ces diktats jusque-là réservés aux femmes.

A lire

Faiminisme, quand le sexisme passe à table, de Nora Bouazzouni. Editions Nouriturfu, 117 pages, 14 €. 

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus