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Les dessous du voyage libyen de Jean-Yves Le Drian

Le ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est rendu lundi 4 septembre en Libye, une première pour lui. Cette visite fut l’occasion de relancer le processus de réconciliation enclenché à La Celle Saint-Cloud fin juillet. Décryptage de ce déplacement, que le JDD a suivi.

Antoine Malo , Mis à jour le
Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian.
Le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. © Reuters

Quand il était ministre de la Défense, le dossier libyen occupait pas mal de ses jours et quelques-unes de ses nuits. Jamais pourtant Jean Yves Le Drian n’y avait mis les pieds. C’est chose faite depuis ce lundi 4 septembre. Est-ce pour rattraper le temps perdu que le nouveau locataire du quai d’Orsay a aligné quatre étapes en douze heures seulement? "La Libye est devenu le sujet le plus important pour moi", assure-t-il simplement.

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L’objectif affiché par l’équipe qui l’accompagnait est le suivant : relancer la dynamique initiée à La Celle Saint-Cloud, fin juillet, quand, à l’invitation d’Emmanuel Macron , les frères ennemis libyens, celui de l’ouest -le Premier ministre Fayez el-Sarraj- et celui de l’est -le Maréchal Khalifa Haftar-, se sont rencontrés. Les deux hommes, sans toutefois paraphé un quelconque texte, s’étaient engagés sur une feuille de route pour sortir leur pays de la crise qu’il traverse depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011. Figurait sur le document final la promesse d’un cessez-le-feu, l’idée de la création d’une armée nationale et surtout la volonté d’organiser des élections, présidentielle et législatives, rapidement.

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Depuis, le processus semble patiner. A plusieurs reprises, Haftar s’en est même pris verbalement à son adversaire de l’ouest. Il s’agissait donc, ce lundi 4 septembre, de s’assurer qu’aucune des parties n’avait changé d’avis. Il fallait aussi élargir le cercle des discussions à ceux qui n’étaient pas présents à la Celle-Saint-Cloud: cette cohorte de personnages secondaires qui peuplent le maquis politique libyen et sans lesquels une réconciliation n’est possible. Pour cela, les Français ont dans leur poche un argument présenté comme imparable : le 17 décembre prochain, l’accord de Skhirat, signé en 2015 pour donner au pays un exécutif et un semblant de stabilité pendant deux ans, sera caduc. Le gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj alors tombera. "S’ensuivrait un vide institutionnel, prévient un conseiller français. Le risque d’un recours à la solution militaire pour prendre le pouvoir serait très fort. Ce qui menace, c’est une guerre civile. Pour éviter cela, il faut amender cet accord avant le 17 décembre."

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A en croire les proches du ministre, les résultats de ce voyage sont allés au-delà de leurs attentes. "Ce fut une journée assez miraculeuse", glissera même Jean-Yves Le Drian en sirotant un whisky dans l’avion du retour vers Paris. Récit, en quatre étapes, de ce marathon diplomatique.

A Tripoli, Sarraj et la question des migrants

Il est à peine 9 heures quand le Falcon ministériel atterrit sur le tarmac de l’aéroport militaire de Tripoli. Les moteurs sont à peine coupés que le service de protection des hautes personnalités est déjà sur les dents. Ce voyage libyen, préparé depuis plusieurs jours, est classé à très hauts risques. Jean-Yves Le Drian n’a pas que des amis en Libye. Des équipes du GIGN, des entreprises de sécurité privée et des agents discrets de la DGSE sont déjà sur place. Le convoi s’élance, sirènes hurlantes, dans les avenues désertes qui longent le front de mer. Puis pénètre dans les rues plus étroites de la capitale libyenne, sous l’œil étonné des lève-tôt tripolitains. Le premier entretien programmé se déroule à la Primature avec le chef du GNA, Fayez el-Sarraj. Une formalité. Entre Le Drian et lui, c’est presque devenu une vieille histoire. Les deux hommes se sont encore vus il y a une semaine, à Paris, pour un mini-sommet consacré à la crise migratoire. "C’est quasiment un pote maintenant", plaisante le chef de la diplomatie française. Il faut néanmoins rappeler une priorité à l’ancien architecte devenu Premier ministre : la nécessité, dans les amendements de l’Accord de Skhirat auxquels les Français veulent aboutir, de dissocier les postes de Premier ministre et de Président du Conseil présidentiel qu’aujourd’hui il cumule. A l’issue de la discussion, la chose ne semble pas poser de difficulté majeure.

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Fayez el-Sarraj est quasiment un pote maintenant

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La suite des rendez-vous se déroule à quelques encablures, dans un hôtel, le Radisson Blue. Le patron du Quai d’Orsay s’entretient avec le ministre de l’Intérieur, Aref el-Khoja. Au menu, une discussion sur les flux migratoires. La veille, en Tunisie, Le Drian avait rencontré des représentants de l’OIM (Office international des migrations) et du HCR (Haut commissariat aux réfugiés) pour évoquer la question. Côté français, on insiste sur la nécessité de traiter correctement les migrants dans les centres de rétention libyens. "Un peu de dignité de nuit pas", affirme-t-on.

L’étape tripolitaine s’achève avec un moment plus épineux : la rencontre avec Abdelrahman Suweihli, Président du Haut Conseil d’Etat. Cette institution est avec la Chambre des représentants de Tobrouk, la seule qui puisse amender l’Accord de Skhirat. Le soutien de Suweihli est donc primordial. Cet islamiste, bien qu’en perte d’influence notamment dans son fief de Misrata, est l’un des hommes-clés en Libye. Il traîne aussi une révolution sulfureuse, notamment pour son soutien à des milices radicales. Peu de choses filtreront de la discussion. Mais Jean-Yves Le Drian ressort satisfait. Quelques heures plus tard, Suweihli publie un communiqué soutenant une solution politique. L’équipe Le Drian revient à l’aéroport. Ça et là sont scotchées des affiches où apparaît le visage d’Haftar, barré d’une croix, yeux mutilés. "Non au criminel de guerre", dit le texte. Un avant-goût de ce qui attend les Français à Misrata, la prochaine étape.

A Misrata, le maire, les militaires et le lait breton

Des hélicoptères russes qui tombent en ruine, une base aérienne déserte accolée à l’aéroport, des hommes en treillis peu causants. L’étape de Misrata est la plus redoutée du parcours. Pour une raison simple : dans la grande ville commerçante de l’ouest, Jean-Yves Le Drian est vu comme l’ami de leur ennemi, le Maréchal Haftar. Non sans raisons. Quand il était ministre de la Défense, il a effectivement appuyé, contre l’avis du Quai d’Orsay d’ailleurs, l’autoritaire chef de l’Armée nationale libyenne dans sa conquête de l’est libyen. Des forces spéciales ont été envoyées pour lui prêter main forte dans son offensive sur Benghazi, tenue par divers groupes islamistes et djihadistes. En juillet 2016, trois sous-officiers de la DGSE mourraient ainsi dans un crash d’hélicoptères à Ajdabya, à l’ouest de Benghazi. Régulièrement, Haftar accuse Misrata de fournir armes et équipement à ses adversaires. Entre l’est et l’ouest, la mésentente est totale.

Depuis quelques mois, les lignes ont néanmoins un peu bougé dans la grande ville commerçante dont le poids politique en Tripolitaine. Une majorité de leaders locaux, dont les businessmen qui redoutent de voir leurs affaires péricliter, plaident pour un début de réconciliation. "Mais une minorité très active y est opposée et essaie de bloquer les discussions", assure Brigitte Curmi, l’ambassadrice de France en Libye, qui fait partie de la délégation. C’est évidemment la frange la moins hostile, réunie autour du maire de la ville, que le ministre français rencontre. Les échanges sont moins glacials qu’attendus. Bien sûr, le discours, comme avec les militaires ensuite, est très anti-Haftar. Mais la délégation regrette surtout de ne pas avoir été conviée à La Celle Saint-Cloud. Pour séduire l’auditoire, Jean-Yves Drian imagine la possibilité d’organiser un forum économique avec les hommes d’affaires de la ville.

Vient ensuite la partie militaire. D’abord avec une délégation du commandement militaire de la région centre. Mais surtout avec l’Etat-major de Bunyan al-Marsous, cette opération lancée au printemps 2016 pour déloger l’Etat islamique de la ville de Syrte. Les milices misraties, qui composent l’essentiel de cette force fidèle à Tripoli, ont payé un lourd tribut dans cette bataille qui a duré des mois : ils revendiquent 771 morts, quelque 5.000 blessés. Aujourd’hui, ils ont le sentiment d’être lâché, y compris par le gouvernement de Fayez el-Sarraj. Le ministre français n’aura pas d’autre que de saluer leur implication dans la guerre contre le terrorisme. Un million de dollars sera promis au fonds de stabilisation pour la Libye mais aussi pour des projets humanitaires et dans le domaine du déminage et de la rééducation des blessés de guerre.

Au sortir des rendez-vous, Jean-Yves Le Drian sera raccompagné par un businessman de la ville qui présente son entreprise comme le "Danone libyen". "Mais il importe son lait de Nouvelle-Zélande, remarque le Français. Je vais lui conseiller de se fournir plutôt avec du lait breton."

A Benghazi, étrange Marseillaise et démonstration de force

Immédiatement, il y a cette démonstration de force. Ces 4x4 blindés qui roulent à tombeaux ouverts. Alors qu’à Tripoli, il n’y avait que de simples policiers pour arrêter le trafic au passage du convoi, là, sur cette route à l’est de Benghazi, ce sont des hommes en treillis, et leur pick-up surmontés de mitrailleuse lourde, qui jalonnent le parcours.

Arrivée au QG de Khalifa Haftar à Rajma. Même affichage de pouvoir et de puissance. Il est loin le temps où le maréchal était réfugié dans sa base miteuse d’Al-Marj, près d’Al Bayda. Le grand complexe qu’il occupe démontre l’envergure acquise. Tapis rouge, militaires au garde-à-vous. Un orchestre est là aussi : les premières notes massacrent La Marseillaise, un peu moins toutefois que Le God Save The Queen joué la semaine passée lors de la visite de Boris Johnson, le chef de la diplomatie britannique. Jean-Yves Le Drian doit ensuite passer en revue les troupes, dont des femmes qui ressemblent étrangement aux amazones de Kadhafi. Ce n’est pourtant pas dans les us pour un ministre des Affaires étrangères. Mais il s’exécute avant de retrouver Khalifa Haftar dans son bureau.

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Haftar sait que le pays est fatigué et il pourrait en profiter

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L’accueil est chaleureux. Haftar est toujours reconnaissant à son interlocuteur de l’avoir aidé militairement en des temps plus difficiles. Soutenu par l’Egypte, les Emirats arabes Unis, l’Arabie saoudite et la Russie, il a de l’argent désormais, beaucoup d’argent. Suffisamment pour acheter de nouveaux ralliements à l’ouest. Assez pour aiguiser son appétit. La tentation de marcher sur Tripoli est grande. C’est d’ailleurs un scénario possible si la voie de la négociation échoue. "Il dira que les politiques ont échoué et que c’est la seule solution pour stabiliser le pays", explique un conseiller. "Haftar sait que le pays est fatigué et il pourrait en profiter", explique un autre. Son ascension, soutenue par la France parce qu’elle y voyait un élément de stabilisation de l’est du pays, serait donc devenue une menace. "Elle était nécessaire, explique-t-on dans l’entourage de Jean-Yves Le Drian. C’est ce qui permet aujourd’hui d’avoir un dialogue politique plus crédible." En clair, l’équilibre des forces, maintenant en faveur de Haftar, obligent toutes les parties à négocier. Encore faut-il tempérer les ardeurs de l’autoritaire maréchal, que beaucoup voient comme le nouveau Kadhafi. Et lui faire accepter l’idée que le processus politique reste la meilleure option. Il ne serait pas contre se présenter à une élection présidentielle qui pourrait avoir lieu, dans le meilleur des cas, l’année prochaine. "De toute façon, ils veulent tous y aller", glisse-t-on côté français. Le Maréchal exige simplement que l’article 8 –qui lui interdirait s’il devient chef suprême des armées de prendre des fonctions politiques- de l’Accord de Skirhat soit retiré.

L’heureuse surprise de Tobrouk

Atterrissage à Tobrouk, de nuit. C’est la dernière halte de ce périple libyen. Peut-être la plus compliquée. Jean-Yves Le Drian doit tenir langue avec Aguilah Saleh, le Président de la Chambre des représentants de Tobrouk. L’homme est précédé d’une réputation d’intransigeant. Il n’a surtout rien à gagner à de nouvelles élections. En plus, il a dû faire 500 km pour revenir à Tobrouk, en pleine Aïd. La délégation s’attend à un bras-de-fer. "Il va falloir lui rentrer dedans", prédit-on. Las. L’entretien durera moins de 20 minutes. Contre toute attente, Saleh, se range très vite au schéma dessiné à La Celle-Saint-Cloud.

Il est 22 heures. Le Falcon s’élance -toutes lumières éteintes pour des raisons de sécurité- sur la piste pour son ultime décollage. Le Drian savoure : "Toutes les planètes étaient alignées aujourd’hui." Un point d’achoppement, sur la révision constitutionnelle, demeure toutefois chez certains des acteurs rencontrés ce lundi. Pas insurmontable selon les Français.

L’enthousiasme suscité par ce voyage n’est-il pas excessif ? Les espoirs en Libye ont souvent été très vite douchés. Son histoire politique post-révolutionnaire est jalonnée de chausse-trappes, de promesses trahies, de retournements d’alliances. Un consensus politique général peut capoter par des oppositions locales ou tribales.

Et puis la France n’est pas seule à se pencher sur ce dossier : Turquie, Qatar, Emirats, Egypte, Algérie, Russie, Etats-Unis, Grande Bretagne... La liste des Etats qui influent sur la température du patient libyen est longue. En Europe, l’Italie considère son ancienne colonie comme sa chasse gardée. La Celle-Saint-Cloud avait fait déjà tousser Rome. Ce déplacement risque de ne pas arranger les choses. "De toute façon, maintenant, il ne faut rien faire. Il faut laisser reposer", explique le chef de la diplomatie française, comme s’il parlait d’un plat mijoté. Les cartes sont désormais dans les mains de Ghassan Salamé, le nouvel émissaire de l’ONU en Libye. Le diplomate libanais, rompu aux situations complexes, a déjà parcouru le pays. Il devrait travailler à l’établissement d’une feuille de route et surtout d’un agenda pour les présenter à l’Assemblée générale de l’ONU, qui débute le 12 septembre prochain.

Antoine Malo, Tripoli, Benghazi (Libye), envoyé spécial

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