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Eldorado malaisien : les ouvriers étrangers dans l’enfer du décor

Attirés par la forte croissance du pays, des jeunes venus de toute l’Asie souffrent de conditions de travail déplorables.
par Paul Conge, Correspondance à Kuala Lumpur
publié le 7 septembre 2017 à 21h26

Assis sur un trottoir à Segambut, l'ouvrier n'a pas de mots assez durs contre les dortoirs de l'usine. «Trop petites», leurs chambres de 5 m2 sont vétustes, et la chaleur y est écrasante. «On n'a pas l'air conditionné, juste un petit ventilateur. Ça ne suffit pas !» Jeune technicien birman aux traits fatigués, Lwin loge depuis 2014 dans ces blocs miteux octroyés par Tan Chong, le partenaire malaisien de Renault : 400 jeunes travailleurs de toute l'Asie s'y agglutinent. Dans cette banlieue polluée de Kuala Lumpur, l'entreprise leur fait assembler ses berlines. Dix heures par jour, Lwin fixe les portes des Renault Fluence. Et il n'a pas les moyens de rentrer à Rangoun.

«Le travail est très difficile, le salaire n'est pas bon. Il y a beaucoup d'heures supplémentaires», bafouille un Népalais de 22 ans. Il dit toucher 1 050 ringgits par mois (environ 207 euros), peu ou prou le smic local. A Katmandou, des agences de recrutement - à qui Tan Chong sous-traite la gestion de la main-d'œuvre - leur avaient fait miroiter des paies confortables. Mais le salaire à l'arrivée, plus faible que prévu, est source de désolation. «Les agents mentent», résume un Birman. Après les «coupes» (taxe d'Etat réservée aux étrangers pour l'extension de leur visa, puis les ponctions de l'agence qui s'occupe de la paperasse), il ne reste plus à l'employé que 800 ringgits (158 euros).

Exténué. Vu le coût de la vie, très onéreux, les ouvriers n'envoient que «très peu» d'argent à leur famille. Et pour décrocher leur contrat, certains Indiens ont dû débourser jusqu'à 115 000 roupies (1 500 euros) à cet intermédiaire. Des sommes exorbitantes qu'ils mettent des années à rembourser, sans rien économiser. Cette externalisation administrative, fréquente en Malaisie, est très lucrative pour les 400 agences en cheville avec les entreprises. Les ouvriers, eux, se sentent pris au piège. «On n'est pas près de partir», souffle Lwin.

Accro à la main-d'œuvre étrangère, la Malaisie regorge de ces ghettos. Ville-dortoir de béton, Relau jouxte la «zone industrielle libre» de l'île de Penang, où des multinationales ont implanté leurs sites d'assemblage : Dell, Bosch, DHL… Tôt le matin, les coqs hurlent à travers la jungle et tirent les ouvriers du lit. «Se réveiller tous les matins à 5 heures, c'est pas facile du tout», sourit Keshav qui, avec ses huit colocataires, dort sur un matelas fin, à même le sol. Ce Népalais de 19 ans travaille douze heures par jour chez Jabil Circuit, sous-traitant du géant Intel spécialisé dans les télécoms, et en ressort exténué : «J'ai un contrat de deux ans, mais je n'en signerai pas d'autre.» Comme beaucoup, Wahyu, opératrice chez Venture, fuit la pauvreté et le chômage. «Tu peux parfois trouver du travail à Jakarta, si tu es jolie ou intelligente, mais il n'y en a presque pas», dit-elle en touillant sa soupe au bœuf, à midi.

Mine d’emplois, l’eldorado malaisien et sa croissance insolente (en moyenne 5 % par an depuis trente ans) appâtent des masses de jeunes sans le sou. Selon le ministère de l’Intérieur, ils sont au moins 1,8 million à s’y être exilés, dont 730 000 Indonésiens.

Discriminations. Les multinationales raffolent de ces ouvriers abonnés aux jobs «3D» - dirty, difficult and dangerous, «sales, difficiles et dangereux» - qui ne se syndicalisent ni ne se rebellent. «Ils sont plus obéissants, car ils ont bien plus à perdre», abonde Suriati Ghazali, anthropologue à l'Université des sciences de Malaisie, à Penang. Car être licencié signifierait perdre son visa et rentrer chez soi. Passeports confisqués, pas de vacances, pas de jours de repos… Les abus et discriminations qui les frappent sont légion.

Originaire d'Indonésie, Mawar, jeune fille au look gothique, est forcée de travailler la nuit pour une filiale de Philips, géant néerlandais de l'électroménager : «Je ne voulais pas, mais je n'ai pas eu le choix.» Elle évoque «les menaces» de son supérieur et se sent sur la sellette : «A la moindre erreur, on reçoit une lettre d'avertissement.» Une ouvrière de 24 ans en hijab rouge affirme que son entreprise «ne [lui] paie pas les heures sup», alors que la loi l'y contraint : «Je n'ai pas eu un seul jour de repos ni vu mon bébé depuis un an.»

«Je n'aime pas cet endroit, dit Keshav. On ne peut pas aller où on veut, les policiers nous arrêtent sans raison.» Réputées féroces, les forces de l'ordre leur extorquent parfois de l'argent. Beaucoup d'ouvriers, surtout les hommes, s'en disent victimes. Du pur «racisme», selon eux. «Trois policiers de mon équipe le font, reconnaît un agent à moto croisé dans la cité. Ils prennent tout ce qu'ils ont sur eux. Parce qu'on sait qu'ils n'iront jamais se plaindre.» Un Bangladais assure même que des agents l'ont «battu à coups de bâtons de bambou» en prison. «Ces abus sont très courants parce que les autorités ne font rien, dénonce Aegile Fernandez, de l'ONG Tenaganita. A travail égal, un étranger est payé bien moins qu'un Malaisien. L'écart peut être de 300, 400 ringgits… Parce qu'ils sont pauvres et illettrés, ils sont toujours maltraités.»

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