Katell Pouliquen, rédactrice en chef du magazine ELLE, et Caroline Laurent-Simon, grand reporter, ont réuni au Palais des congrès de Perpignan des invité(e)s de choix. Leur point commun ? Ces cinq femmes et hommes consacrent leur quotidien à se battre pour ceux dont on parle trop peu. Ces familles menacées par une grave famine.
Au Nigeria, avec la présence de la secte terroriste Boko Haram, autour du Lac Tchad et au Soudan du Sud, « les conflits conduisent les populations à se déplacer », explique Frédéric Joli, porte-parole du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Loin des terres qu’elles cultivaient, « elles n’ont alors plus accès à la nourriture, à l’eau potable et aux soins. » En première ligne ? Les enfants de moins de six ans. Au Yémen, « il n’y a plus d’économie et l’aide alimentaire ne rentre pas. Les gens vivent sous les bombes, la population est épuisée. Les problèmes alimentaires et la flambée de choléra sont des conséquences du conflit », insiste Frédéric Joli. « On parle de vingt millions de personnes qui souffrent de malnutrition », rappelle Françoise Sivignon, la présidente de Médecins du Monde. « Des territoires agonisent, et ce sont des non-décisions politiques qui aboutissent à la famine », s’exclame-t-elle. En mai dernier, sans langue de bois, cette médecin lançait déjà sur notre site un appel à la mobilisation internationale. Car, même l’ONU en convient - sans réagir pourtant - : il s’agit de la « pire crise humanitaire depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ».

« Je n’aime pas les chiffres, car même un mort, c’est un mort de trop ! »

« Je n’aime pas les chiffres, car même un mort, c’est un mort de trop : c’est un enfant, une femme, un homme mais quelqu’un qui a un nom ! » Celui qui vient de parler a fait un long voyage pour venir à Perpignan. Des milliers de kilomètres depuis Nairobi où il repartira dans la foulée. Conseiller régional Protection de l’enfance pour l’ Unicef Afrique de l’Est et du Sud, Jean-François Basse était d’ailleurs en Somalie la semaine dernière. « Dans ce pays comme au Soudan du Sud, la situation comprend un conflit et une famine, mais les autorités donnent la priorité au conflit », déplore le Sénégalais. « Dans les deux cas, il s’agit pourtant d’une course contre la montre », s’insurge-t-il.

« Il est essentiel de faire le bon diagnostic »

« Une famine dans la corne de l’Afrique » : ce constat n’est toutefois pas partagé par  tous les intervenants autour de la table ronde. « A mes yeux, ce n’est pas une famine, mais on peut parler de poches de malnutrition importantes dans différentes zones », nuance Denis Gouzerh, président de la Fondation Médecins sans frontières. « Il est essentiel de faire le bon diagnostic parce que si ce n’est pas le cas, on va forcément se tromper sur ce qui devrait être mis en œuvre pour répondre à cette situation », explique-t-il. « Pour mémoire, selon les Nations Unies, en 2011, on évoquait 12,5 millions de personnes menacées ; en 2009, l’OXFAM parlait de 30 millions et cette année, on est à 20 millions…  A aligner les zéros, on peut aussi rebuter les personnes à intervenir ! », prévient-il. « On évoque beaucoup l’argent dans cette crise, il y a besoin de 4,4 milliards de dollars, c’est une somme extrêmement importante. Là encore, l’argent n’est pas une solution miracle à ce type de phénomène que je ne qualifierai pas de famine mais d’insécurité alimentaire. Pourquoi ? Parce qu’encore faut-il être en capacité de distribuer des médicaments, des aliments thérapeutiques pour les enfants et de la nourriture pour les adultes mais comment faire ? Dans ces régions-là, on est souvent face à des groupes corrompus et il est extrêmement difficile d’accéder en période de guerre à la population », rappelle-t-il. « A quel moment l’insécurité alimentaire devient une famine ? », lui demande Caroline Laurent-Simon. « La famine c’est quand vous voyez un adulte qui n’a plus que la peau sur les os, là vous commencez à vous interroger sur la famine », explique Denis Gouzerh. « Nous ne sommes pas face à une situation comme cela en Somalie, mais face à des poches de malnutrition qui touchent les enfants - pas forcément les adultes à ma connaissance  -. Pareil au Nigeria, dans le Sud Soudan, au Yémen : on peut parler de régions voire de micro-régions avec des poches de malnutrition sévères », affirme-t-il.

« Une famine politique »

Peut-on parler de « famine politique ? », interroge alors Katell Pouliquen. Oui. « La réponse humanitaire n’est pas la seule. Il faut mettre les Etats devant leurs responsabilités, dont celle de protéger les citoyens. Il faut dénoncer leur inaction », exhorte Françoise Sivignon. Et tous les représentants des ONG autour de la table s’accordent à dire que désormais, les humanitaires voient leur travail entravé sur le terrain. « Comment accéder à la population et l’assister ? C'est la question. Les accès sont parfois impossibles, il n’y a pas de route, ou il faut passer des lignes de front ou se rendre dans des zones où la sécurité est inexistante », raconte Frédéric Joli. Pourtant, il existe dans le droit international humanitaire un article ratifié par 196 Etats : par exemple, « on ne s’attaque pas à des hôpitaux et à des infrastructures nécessaires à la survie des civils », rappelle-t-il. Sauf que « le droit international est systématiquement violé ». « Depuis deux ans, quatre hôpitaux MSF ont été bombardés », confirme Denis Gouzerh, président de la Fondation Médecins sans frontières. Sur cette période, « 40 000 personnes blessées ont été opérées et 400 000 sont venues se faire soigner ». Des chiffres qui appuient « l’urgence à remettre en place la situation sanitaire ».

3H9B9838OK

De gauche à droite : Jean-François Basse, Frédéric Joli, Caroline Laurent-Simon, Katell Pouliquen, Françoise Sivignon, Bénédicte Kurzen et Denis Gouzerh. © Didier Cameau

« J'ai l'impression parfois que l'Afrique a disparu de la carte mondiale »

Son objectif en bandoulière, Bénédicte Kurzen a raconté le formidable travail accompli auprès des réfugiés. La photojournaliste a suivi le quotidien de Faith Kendi, 30 ans, une médecin kényane en mission pour MDM et qui soigne des centaines de familles dans le nord-est du Nigeria. Ce reportage a été publié dans le magazine ELLE le 25 août dernier. La photographe de l’agence Noor, installée dans le pays depuis quatre ans, fait le constat suivant : « le gouvernement nigérian s'est totalement désengagé face à cette crise ». Alors, rapporter des images lui permet de témoigner. « Nous avons ce rôle à jouer dans les histoires qu’on propose aux lecteurs  car j'ai l'impression parfois que l'Afrique a disparu de la carte mondiale », constate-t-elle. Témoigner. Sans relâche. Quelles autres solutions encore ? Jean-François Basse de l’Unicef est catégorique : il faut tout miser sur la prévention et le développement. « Lorsque je regarde ces 25 dernières années, c’est le développement qui a permis de sortir de certains conflits. Je pense à mon ami, le Dr Mukwege, qui essaye de reconstruire les femmes violées en RDC. La santé, l’éducation, donner de l’espoir : c’est du développement ! » Du côté de Médecins du Monde, il est essentiel d’« agir avec les communautés locales ». Par exemple, « on essaye de former les femmes à détecter la malnutrition ». Et puis, Françoise Sivignon en est persuadée, il faut innover, « pour interpeller les décideurs politiques autrement ». C’est en effet aux Etats désormais de rendre des comptes. Et à chacun d’entre nous de veiller à ne pas perdre notre capacité d’indignation.