Il disait souvent : «Je viens de Charente, comme Mitterrand et Rubempré…», mais c’était, je crois, une fausse piste, tant la vraie provenance de Pierre Bergé, son lieu de naissance le plus incontestable, c’était une origine de papier, un livre, et le plus beau d’entre tous les livres – ce qui ne surprendra guère de la part d’un éminent bibliophile. Pierre Bergé est donc né, je l’affirme, quelque part dans le premier volume d’A la recherche du temps perdu, et plus précisément, à l’instant où, sur la digue de Balbec, le Narrateur, qui devise avec son cher Robert de Saint-Loup et la marquise de Villeparisis, aperçoit la silhouette fulminante du Baron de Charlus, alias Palamède, alias Mémé – pour ses giletiers et ses favoris.

Oui, Pierre était, pour moi, le double de ce héros – grand seigneur et diable d’homme, rugueux et féminin, prodigieusement érudit et sensible comme une jeune fille… – qui compte parmi les plus bouleversants de la comédie proustienne. Cette proximité entre un individu de chair et un être de fiction m’a si longtemps troublé que je n’ai jamais su, lors de mes bavardages avec Pierre, devant qui je me tenais véritablement.

Et ce trouble persista d’autant plus longtemps que nos conversations, par principe, fuyaient volontiers le monde réel pour ne se réfugier que dans les parages de la littérature.

Que de Verdurin, de Bel-ami, de Vautrin, d’Emma, de Norpois, n’avons-nous pas, alors convoqués, disséqués, malmenés, pour le seul plaisir de débattre à l’infini ! Parlions-nous alors des héros de Maupassant, de Flaubert, de Balzac ? Ou de leur descendance agitée que nous croisions dans les coulisses de notre histoire contemporaine ? C’est indécidable. Et cette indécision même ajoutait au charme de cet intellectuel libre, de cet artiste de l’existence, de ce rêveur aux pieds sur terre.

J’aimais moins que lui ses maîtres de vie et de style – Giono, Buffet, Cadou, etc. ; je ne partageais pas toujours ses enthousiasmes, ni ses querelles puissantes mais, à l’occasion, injustes – mais j’aimais la grande quantité de vie qui circulait dans son corps vigoureux et précis.

Il rêvait d’une exposition Proust-Saint-Laurent.

En aurait-il été le mécène ou le plus précieux trésor ?