Faut-il tolérer l’intolérance ?
Les démocraties peuvent-elles lutter contre l’intolérance sans enfreindre leurs principes ? La réponse de Karl Popper.
Comment une société ouverte et tolérante peut-elle lutter contre les ennemis de la tolérance, tout en respectant ses propres principes ? La question surgit aux États-Unis alors que des manifestations de haine, réunissant l’extrême-droite, des néonazis, des membres du Ku Klux Klan et des suprématistes blancs, ont été autorisées dans les rues de Charlottesville (Virginie), au nom de la liberté d’expression. Mais dans une société ouverte, la haine et le racisme peuvent-ils être exprimés au même titre que toute autre opinion ?
Le philosophe Karl Popper, né en 1902 à Vienne, qu’il quitte avec la montée du nazisme, s’inquiète de ce paradoxe dans un ouvrage qu’il rédige en 1945 : La Société ouverte et ses ennemis (The Open Society and Its Enemies). Dans les deux tomes de cet essai, il défend un objectif : « aider à la défense de la liberté et de la démocratie. Je n'ignore rien des difficultés et des dangers inhérents à la démocratie, mais je n'en pense pas moins qu'elle est notre seul espoir. »
Paradoxe
Parmi ces difficultés inhérentes de la démocratie : le paradoxe de la tolérance. « La tolérance illimitée, écrit-il, doit mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons la tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas disposés à défendre une société tolérante contre l'impact de l'intolérant, alors le tolérant sera détruit, et la tolérance avec lui. » Et Karl Popper de citer en exemple la République de Weimar, défaite par les nazis auxquels elle a laissé champ libre.
Pour le philosophe, « nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer l'intolérant ». Mais quand les théories intolérantes deviennent-elles intolérables ? Dès qu’elles excluent toute forme d’argumentation.
« Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire, précise-t-il. Mais il faut toujours revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple. Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »
Relativisme et pluralisme
Le philosophe y revient dans une conférence donnée à l’Université de Tübingen en 1981, intitulée « Tolérance et Responsabilité intellectuelle ». Il invoque Voltaire pour montrer combien la reconnaissance de notre ignorance est la condition de la tolérance.
« Voltaire en appelle à notre honnêteté intellectuelle. Nous devons assumer nos faiblesses, notre ignorance. Voltaire sait parfaitement qu’il y a des fanatiques à la conviction inébranlable. Mais leur conviction est-elle tout à fait honnête ? Ont-ils eux-mêmes examiné honnêtement leurs convictions et les raisons de ces dernières ? Et l’examen critique de soi n’est-il pas une composante de toute honnêteté intellectuelle ? Le fanatisme n’est-il pas un essai pour couvrir notre propre incroyance inavouée, que nous avons réprimée et qui, pour cette raison, ne nous est seulement qu’à moitié consciente ? »
Karl Popper inscrit le paradoxe de la tolérance dans un horizon intellectuel plus vaste, reposant sur une épistémologie fondée sur la « réfutabilité », soit l’idée qu’une théorie n’est vraie que si elle reste ouverte à la critique, c’est-à-dire si elle demeure en droit réfutable. Il montre ainsi qu’il faut paradoxalement combattre le relativisme, qui n’est qu’une « tolérance laxiste », au nom du pluralisme des idées, comme on combat l’intolérance au nom de la tolérance. Car le pluralisme critique favorise le débat et l’élaboration d’une vérité soumise à une discussion rationnelle, là où, inversement, le relativisme « conduit à la thèse que toutes les thèses sont, de manière plus ou moins égale, intellectuellement défendables. Tout est permis. C’est pourquoi la thèse du relativisme conduit manifestement à l’anarchie, à l’absence de droit, et ainsi au règne de la violence. »
De ce relativisme, Donald Trump a fait sa marque, en incarnant une franche indifférence à la vérité, comme une figure spectaculaire d’un monde gagné par la post-vérité. Il n’est donc pas si suprenant que le président américain rejette dos à dos les suprématistes racistes et les manifestants anti-racistes, confondant sans nuance les intolérants et les intolérants à l’intolérance, au nom de ce relativisme qui lui tient lieu de réflexion. Or Karl Popper met en garde : « Tandis que le relativisme, qui ressort d’une tolérance laxiste, conduit au règne de la violence, le pluralisme critique lui peut contribuer à la maîtrise de la violence. »
Lire aussi : sept conceptions de la tolérance ☛
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