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«La pilule tue plus de femmes que les violences conjugales», l’affirmation qui fait réagir

L'interview de Sabrina Debusquat sur les dangers de la pilule a été vue plus d'un million de fois sur Facebook. Dans cette vidéo, une comparaison chiffrée lui a valut des critiques virulentes.

Sabrina Debusquat est journaliste, et elle vient de publier le livre J’arrête la pilule (Éd. Les liens qui libèrent, 2017), qui présente la pilule comme «un scandale sanitaire qui touche 4,5 millions de femmes».

Le 8 septembre, le média spécialisé dans la vidéo Brut a publié une interview de Sabrina Debusquat, qui commence par cette phrase prononcée par la journaliste: «Aujourd'hui, on a plus de femmes qui vont décéder à cause de leur pilule, chaque année, que de violences conjugales».

Facebook: video.php

Pour info, en 2016, 123 femmes ont été tuées par leur conjoint.

L'auteure y évoque des «femmes en parfaite santé», qui se retrouvent «avec des effets secondaires ou qui décèdent parce qu'elles ont pris une contraception». Elle explique que la pilule oestroprogestative «est classée cancérigène avérée, reconnue, de catégorie 1». Elle avance par ailleurs que les contraceptions masculines sont développées avec succès, mais que l'industrie «estime qu'il n'y a pas vraiment de marché, que les hommes ne sont pas prêts».

Sabrina Debusquat conclut: «On ne peut pas, au nom du progrès qu'a été la pilule, ne pas entendre aujourd'hui ce que beaucoup de femmes nous disent. Moi, je suis féministe, et aujourd'hui, je ne veux pas souffrir pour ma contraception.»

La vidéo a été très partagée. Elle a été vue plus d'un million de fois sur Facebook, et retweetée près de 900 fois sur Twitter. Mais, si certains internautes ont salué la vidéo…

Je plussoie tt ce qui est dit dans cette vidéo. À qd une réelle alternative contraceptive sans hormone? Qd est ce q… https://t.co/BCj4cl89nU

... d'autres ont fait part de leurs doutes.

Vous reprendrez bien un peu d'expertise au doigt mouillé teinté de discours tronqué et alarmiste ? https://t.co/L79jslwh08

Quand je vois ce genre de vidéo ça me blase... Une journaliste qui pense bien faire qui croit être dans le vrai ma… https://t.co/gFMkttH20d

D'autres reprochent à Brut d'avoir réalisé une vidéo trop «anxiogène».

Bravo pour la vidéo bien anxiogène Brut. https://t.co/W2409dRKTr

La comparaison entre les décès liés à la pilule et ceux dus aux violences conjugales a particulièrement fait réagir.

Débunkage matinal. Décès de violences conjugales : 123 femmes/an Décès attribuables à la pilule : 20 /an Donc non l… https://t.co/uPzllzQJ3e

Le compte twitter collaboratif d'information scientifique ComSciComCa (animé cette semaine là par une doctorante qui tient la chaîne YouTube de vulgarisation scientifique Molécules), a réalisé un thread (à lire ici) dans lequel il tente de vérifier les propos de la journaliste.

Entre autres choses, il reproche à Sabrina Debusquat une grossière erreur de calcul, qu'on retrouve aussi bien dans la vidéo que dans le livre. En effet, la journaliste compare une donnée à vie sur les cas de cancers liés à la pilule à une donnée annuelle sur le nombre de victimes de violences conjugales.

Une de ces précisions a été modifié depuis mais elle était la suivante, c'est le calcul de décès par cancers du sei… https://t.co/re4x8JjUg0

Sur son blog, un pharmacien a également publié un texte dans lequel il passe la vidéo à la loupe.

Dans ce texte, ce pharmacien (qui préfère rester anonyme pour protéger sa vie privée) reconnaît que «la question des effets indésirables est un vrai sujet et qu'«actuellement, les femmes supportent souvent seules le poids de la contraception». Mais il explique également que la phrase sur les violences conjugales est fausse, et commente: «Rappelons-le autant que possible, prendre la pilule est moins dangereux pour la santé d’une femme qu’une grossesse». Il reproche par ailleurs à l'auteure «d'oublier que la pilule a aussi un effet protecteur sur certains cancers», et affirme que la contraception masculine n'est pas, contrairement à ce qu'on a pu lire, si au point que ça.

«J’ai vu passer cette vidéo sur les réseaux sociaux et cette comparaison avec les violences conjugales m’a beaucoup choqué», explique le blogueur à BuzzFeed News. Il détaille:

«Cette vidéo évoque de vrais sujets, mais vous ne pouvez pas les traiter en donnant une information qui n’est pas correcte. Oui, on peut étudier risque par risque et dire "oui, là on a un risque". Mais quand on évalue un risque, il faut toujours regarder le bénéfice que le produit peut apporter à côté. On doit toujours comparer le bénéfice et le risque.

Plutôt que regarder risque par risque, ce qu’il faut regarder, c'est le risque de mortalité avec le produit sur la population entière. Et là, on s'aperçoit que concernant la mortalité, pour la pilule, on ne voit pas de différence. Je ne dis pas que la pilule est le moyen idoine, mais je ne pense pas qu’il faille la diaboliser non plus.»

Selon lui, ses explications sur la vidéo seront malheureusement moins vues que la vidéo elle-même.

«Avec ce type de vidéo et de discours, en quelques phrases vous allez pouvoir attirer l’attention des personnes. C’est toujours plus compliqué de revenir là-dessus ensuite et dire: "Attendez, en fait ce n’est pas aussi simple que ça." Pointer les erreurs, ça prend du temps et c’est plus difficile.»

Pour avoir des informations fiables sur la contraception, ce pharmacien conseille de consulter le Planning familial ou encore le site du ministère de la Santé québécois.

Sur Twitter, Sabrina Debusquat (qui tweete via le compte @CaSeSaurait) a reconnu une erreur et indique que le chiffre sera modifié dans le deuxième tirage.

@GalaMolecules @p_gral0 @bobby38_bcn @meuzobuga @brutofficiel @Blouchtika Remarque bien prise en compte,ce sera mod… https://t.co/u2yT1mcHrJ

Contactée par BuzzFeed New, elle s'explique. «Concernant le chiffre que j’ai avancé sur les cancers, effectivement je n’ai pas pris en compte une variable du calcul. C’était une erreur de ma part, que je reconnais complètement.»

Il n'y a donc pas, écrivons le clairement, plus de femmes qui vont décéder à cause de leur pilule chaque année que de violences conjugales.

«Dès qu’on m’a signalé cette erreur dans mon calcul, j’ai fait un erratum sur le site du livre, se défend-t-elle. C’était le seul calcul de ce genre. S’il y en a qui veulent jeter le bébé avec l’eau du bain, je ne peux pas les convaincre du contraire. Ceux qui liront le livre verront très bien que c’est une enquête sérieuse.»

Elle reconnaît également que sa comparaison avec les violences conjugales était «maladroite».

Sur le reproche qui lui a été fait de ne pas évoquer les effets protecteurs de la pilule sur certains cancers, Sabrina Debusquat répond que son livre traite de la «face cachée de la pilule, [et parle] de ce qui ne va pas». Elle estime par ailleurs que son «enquête a montré que les études qui annoncent les effets protecteurs de la pilule sur le cancer de l’ovaire ou de l’endomètre ont des biais majeurs».

«Cette vidéo est le point de vue de cette journaliste, pas celui de Brut», justifie de son côté Laurent Lucas, le rédacteur en chef de Brut.

«C’est pour cela qu’on a précisé dans le statut de la vidéo qu’il s’agissait du "point de vue de Sabrina Debusquat", pour ne pas qu’il y ait de malentendu sur le positionnement de Brut — qui n’en a pas. Mais si elle-même reconnaît une erreur, on va probablement l’expliquer sous la vidéo.»

Sur Facebook, le Dr Marc Zaffran, plus connu sous son nom d'auteur, Martin Winckler, a posté un texte pour prendre ses distance avec le livre, et expliquer qu'il avait refusé de préfacer l'ouvrage.

Il explique qu'il n'est «pas d’accord avec [la] position» de l'auteure et dénonce «beaucoup d'erreurs factuelles, d'omissions, et d'amalgames», ainsi que des opinions «mêlées aux faits, sans être validées».

«Il y a eu un désaccord éditorial», commente Sabrina Debusquat.

«Martin Winckler m’a fait certaines remarques, que j’ai prises en compte. Et finalement il n’a pas souhaité s’associer au livre, très bien. Il a le droit de s’exprimer, c’est son choix. Par contre, je ne suis pas d’accord avec le fait qu’il y a des erreurs, parce que je sais que j’ai fait un travail sérieux, qui a été relu et validé par des experts spécialistes de chaque sujet que je traite dans le livre. Après, libre à chacun de lire le livre et de se faire son opinion.»

Mise à jour du 21 février 2018

Sabrina Debusquat nous a recontacté en février 2018, cinq mois après la publication de notre artice, pour indiquer qu’elle estimait finalement ne pas avoir fait d’erreur de calcul, car «la Société canadienne du Cancer confirme que son estimation est bien à entendre comme 1 à 2 cas additionnels de cancer du sein sous pilule oestroprogestative pour 10 000 femmes chaque année». Elle détaille:

«Sous l'extrême pression médiatique et le harcèlement de certains sur les réseaux sociaux -et parce que je me remets très volontiers en question- j'ai moi-même cru avoir fait une erreur. En réalité, cette erreur que l'on m'accusait d'avoir commise n'existe pas puisque la Société Canadienne du cancer énonçait bien ​s​es chiffres en annuel.»

Dans un communiqué de 9 pages, lisible sur son site, elle explique le détail de ses calculs. Elle indique par ailleurs que ces chiffres ont été «confirmés par une grande étude danoise publiée deux mois après la sortie du livre».

En refaisant ses calculs à partir des résultats de cette enquête, et en faisant une hypothèse dite de «scénario bas» avec un taux de mortalité du cancer du sein fixé à 10 %, elle estime que chaque année 83 femmes décéderaient à cause de leur contraception hormonale.

Gala, la doctorante qui avait effectué le thread du compte Twitter collaboratif d'information scientifique ComSciComCa sur la vidéo de Brut, reconnaît que les données de la Société Canadienne du cancer sont donc bien annuelles. Elle reste tout de même prudente vis à vis de ces données, comme vis-à-vis de la nouvelle étude danoise citée par Sabrina Debusquat.

«Ces études viennent se heurter à énormément d’autres études faites sur le sujets qui n’ont pas trouvé de lien probant entre la prise de la pillule et les cancers du sein», estime cette doctorante en physico-chimie des matériaux.

Elle s’est penché sur la nouvelle enquête danoise citée par Sabrina Debusquat avec une biostatisticienne et elles jugent la publication «très obscure sur ses méthodes et ses résultats».

Gala regrette que les groupes de personnes étudiés par l’étude (les personnes n'ayant jamais utilisé de contraception hormonale, celles ayant utilisé une contraception hormonale auparavant, celles sous contraception hormonale) ne soient pas homogènes (c’est à dire qu’elles n’ont pas les mêmes caractéristiques moyennes en terme de tabagisme, d’antécédents familiaux de cancer du sein etc). Des caractéristiques qui peuvent bien sûr avoir un impact sur le taux de cancer.

«Comme on a des groupes différents, les paramètres de différence ont été ajustés pour pouvoir comparer les groupes entre eux, avance Gala. Or, l’étude n’indique pas comment ils le font. Si on regarde les données avant ajustement, on ne voit pas de différences, voire il y a même moins de cas de cancer chez les personnes prenant la pilule. C’est donc l’ajustement qui fait toute la différence. Et ça on ne sait pas comment c’est fait, donc il faut vraiment prendre les résultats avec de très grosses pincettes.»