Enquête

Saint-Martin: Comment le black-out a fait disjoncter l’Etat

Après Irma, Mariadossier
Juste après le passage de l’ouragan, les habitants ont été livrés à eux-mêmes pendant plusieurs heures, renforçant le sentiment d’abandon et alimentant les rumeurs. Une problématique que n’avait pas anticipée l’exécutif. Retour sur une semaine hors norme, avec les acteurs.
par Laure Bretton
publié le 14 septembre 2017 à 20h06

Sept navires de la marine nationale, 2 000 hommes envoyés en renfort, 145 000 bouteilles d'eau, 120 tentes gonflables, 40 groupes électrogènes… Répété en boucle par tous les officiels, président de la République inclus, l'inventaire ne change rien à l'affaire. Face à Irma, l'Etat a failli à Saint-Martin, comme accusent certains responsables politiques en métropole, faisant écho à la détresse de sinistrés toujours sous le choc de la «tempête du siècle». Pour tuer dans l'œuf la polémique sur la gestion de la crise, Emmanuel Macron a expliqué mardi que la France était en train d'organiser «le plus grand pont aérien depuis la Seconde Guerre mondiale», jurant que tout avait été fait à temps et dans les bonnes proportions. «Il n'était pas possible d'avoir une anticipation supérieure», a insisté le chef de l'Etat lors de sa visite - mouvementée - dans les rues dévastées de la petite île antillaise.

Dans la colonne «circonstances atténuantes», l'ouragan Irma est passé du stade 3 à 5 de dangerosité en très peu de temps. Elle était aussi immédiatement suivie, ce qui est rare, d'un autre ouragan puissant, José, dont la menace a compliqué l'organisation des secours, retardé les évacuations et empêché de procéder rapidement aux réparations de première nécessité. Mais, à l'heure du tout numérique, c'est dans la communication que le gouvernement s'est pris les pieds dans le tapis, avant d'en faire des tonnes pour rééquilibrer. Penser et organiser l'urgence sans Internet ni téléphone a amplifié les difficultés des autorités et alimenté les craintes des habitants. Une «catastrophe 2.0», selon la formule de la préfète de Saint-Martin, Anne Laubiès. «A un moment, c'était une ligne de téléphone fixe contre le reste du monde», relate la ministre de l'Outre-Mer, Annick Girardin, arrivée sur place juste après le passage d'Irma.

Un black-out total. Insupportable à l'heure de l'information immédiate. D'autant que le cyclone a non seulement coupé réseaux électriques et téléphoniques, mais aussi fait tomber l'émetteur du pic Paradis. La radio, sur laquelle les habitants de ces zones soumises aux tempêtes tropicales ont l'habitude de basculer en cas de crise, n'a pas pu jouer son rôle de trait d'union entre les autorités et les sinistrés. «On a cru parer aux angoisses en organisant les secours et la sécurité. La notion de communication est venue plus tard. Or ce qui est vital aujourd'hui, c'est l'information», reconnaît a posteriori un conseiller de l'exécutif à Paris. Comme l'eau, les bougies ou les vivres, «les communications font partie du cœur des besoins de base aujourd'hui», abonde Mathilde Boistay, chargée avec une trentaine de personnes de gérer les conséquences d'Irma chez Orange, l'un des deux opérateurs téléphoniques présents à Saint-Martin.

Bon vieux porte-à-porte

Du coup, pour panser les plaies d’Irma, on a bien failli revenir à l’ère de Gutenberg. Le week-end dernier, les autorités ont avancé l’idée d’imprimer des tracts pour informer la population des distributions d’eau et de nourriture. Finalement, c’est par un bon vieux porte-à-porte que la préfecture a choisi de prévenir les gens à partir de dimanche. Des référents de quartier ont été nommés pour venir aux «points de situation», charge à eux de répercuter les infos. Des hommes et de l’huile de coude. Retour aux fondamentaux.

Il faudra quatre jours de réparation sur l'émetteur radio avant de pouvoir de nouveau passer par les ondes. A Paris, la direction de France Info monte dès le vendredi son projet de radio d'urgence (lire notre récit), sur le modèle de ce que Radio France avait fait à Haïti après le séisme de 2010. La première émission a eu lieu le dimanche après-midi, une fois le pic Paradis rétabli. «C'est peut-être un discours de vieux con, mais ça veut dire que la radio est toujours un média d'avenir, sourit Régis Picart, l'homme des opérations spéciales de Radio France. Quand rien ne marche, elle est toujours là.» L'info se fabrique à Paris avec des présentateurs volontaires et émet en trois langues : français, anglais et créole. Ils relaient les alertes et les infos pratiques de la Place Beauvau et de la cellule de crise, mais aussi des reportages des envoyés spéciaux à Saint-Martin. «On n'est pas la radio du gouvernement, insiste Régis Picart. On a parlé de la polémique sur la gestion de la crise. Service public ne veut pas dire au service des autorités.» Pour faire taire «radio cancan, radio moquette, cette radio, c'est exactement ce qu'il fallait», salue un responsable gouvernemental.

De son côté, le réseau de téléphonie mobile a été totalement out quelques heures juste après le passage d'Irma, le 6 septembre. Seize des dix-sept antennes relais de Saint-Martin (et dix sur les onze de Saint-Barthélemy) sont hors service. Mais rapidement, le rideau de silence se fissure. Orange, qui a dépêché sur place une équipe technique avant Irma, arrivée avec les renforts de sapeurs-pompiers, rétablit quelques connexions dès le mercredi soir. Mais le réseau va être durablement saturé : «Tout le monde voulait pouvoir donner des nouvelles à ses proches, c'est compréhensible», raconte Mathilde Boistay. Mais «tout le monde» n'est pas abonné chez Orange, qui diffuse les messages d'alerte du ministère de l'Intérieur à l'approche de José. Les clients de Dauphin Telecom passent à côté. «La vraie inégalité, elle est dans l'accès à l'information», souligne Thierry Nicolas. Pour ce chercheur en géographie à l'Université des Antilles et de Guyane, «cette catastrophe a fait ressortir et a exacerbé les inégalités. Certains sont passés avant d'autres», sur un terreau social compliqué.

«Méfiance»

A la fin des années 80, la partie française de Saint-Martin comptait moins de 8 000 habitants. En un peu plus de vingt ans, la population a été multipliée par plus de quatre. Mais le melting-pot a échoué. «L'oralité vantée dans les pays antillais, ça marche si les gens se connaissent bien pour faire passer les infos, rappelle Thierry Nicolas. Or une des caractéristiques de Saint-Martin, c'est que c'est une société fracturée, la plus balkanisée de la Caraïbe. Les habitants ne se connaissent pas, cela nourrit la méfiance et facilite la circulation des rumeurs.» Elles seront légion. Dès le mercredi matin, comme lors d'un attentat, Facebook active son «Safety Check». Mais sur place, personne ne peut se déclarer sain et sauf faute de connexion. De son côté, Guadeloupe 1ère, qui a envoyé des renforts à Saint-Martin avant que l'alerte jaune n'isole totalement l'île, continue d'alimenter son direct sur le Web minute par minute : les infos sont pour le reste du monde. En trois jours, le site de la station cumulera l'audience ordinaire d'un mois entier.

«Internet et les réseaux sociaux ont joué un rôle important, une fois rétablis, pour rechercher et retrouver les gens, lancer des chaînes de solidarité», explique la directrice régionale de la chaîne, Sylvie Gengoul. Pour elle, «il y a eu trente-six heures de huis clos complexe». Pendant laquelle Guadeloupe 1ère perd même le contact avec une de ses équipes pendant plus de douze heures. L'angoisse de la rédaction, qui dispose de quinze lits pliants en permanence en cas de catastrophe naturelle, «était palpable, alors sur place, on imagine ce que ça devait être», ajoute Sylvie Gengoul. «Les gens ont perdu pied avec José», qui devait toucher l'île deux jours plus tard.

Moulin à conspirations

Petit à petit, Internet reconnecte Saint-Martin à l’extérieur. Pour pallier le manque de réseau mobile, certains propriétaires de box ouvrent leur wi-fi au public. Avant Irma, l’île en comptait plus de 10 000 pour 36 000 habitants. La semaine dernière, moins de 400 fonctionnaient. Des spots wi-fi voient le jour. Sous le choc, les sinistrés diffusent des vidéos des dégâts - immenses. Et aussi, brut de décoffrage, des scènes de pillages dans les magasins, ainsi que leurs appels à l’aide, souvent déchirants.

«Dans un premier temps, il y a eu des images bien réelles de pillages bien réels sur les réseaux», confirme le procureur de Basse-Terre (Guadeloupe), Samuel Filniez, dépêché dès le 7 septembre. Mais ensuite, il y a eu flambée de fausses informations, venant quasi exclusivement de l'extérieur de l'île.

De métropole surtout, où des militants du FN notamment alimentent le moulin à conspirations et rumeurs : des milliers de cadavres flottant dans les rues, des criminels évadés, des fusillades… Tout est faux, mais «nous n'étions pas en mesure de répondre aux fake news sur un plan technique. Il y a eu rupture de communication», ajoute Samuel Filniez, qui a demandé dès son arrivée une radio de la gendarmerie pour se tenir informé et tenter de remettre sur pied la chaîne pénale. Sans ligne de téléphone, impossible pour les habitants de composer le 17, de signaler les cambriolages ou de réclamer une protection. Le sentiment d'abandon prend de l'ampleur. A la préfecture, au palais de justice, au siège du conseil territorial, non seulement les réseaux ont disparu, mais les ordinateurs et toutes les données informatiques aussi. La société de l'immatériel se retrouve sans aucun matériel. A J + 8, le ministère des Outre-Mer dément cependant tout «défaut d'information». «Le seul, le vrai problème, c'est qu'il n'y avait plus, pendant un temps, de support pour cette information», concède l'entourage d'Annick Girardin. Pour l'instant, le ministère ne parle pas de porter plainte pour diffusion de fausses informations : «Nous ne sommes pas dans ce temps-là» vu l'ampleur du boulot sur le terrain.

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