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TURQUIE

Contre la politique anti-alcool des autorités, les Turcs fabriquent leur picole maison

Un Turc fait un selfie alors qu'il commence à fabriquer du raki, une eau-de-vie à base de raisin et d'anis.
Un Turc fait un selfie alors qu'il commence à fabriquer du raki, une eau-de-vie à base de raisin et d'anis.
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Depuis l’arrivée des islamo-conservateurs au pouvoir en Turquie en 2002, le prix d’une bouteille d’alcool fort a été multiplié par dix et les restrictions sur la commercialisation des boissons alcoolisées se sont renforcées. Agacés, des milliers de Turcs fabriquent désormais bière et liqueurs chez eux. Un pied de nez aux injonctions du président Erdogan qui entend "former une génération saine".

Un Turc consomme en moyenne 2,4 litres d’alcool pur par an (contre 12,2 litres en France et 14,1 litres pour la République tchèque), selon des données publiées en 2015 par l’OMS . Dans ce pays à 99 % musulman, l’alcool est ancré dans la culture gastronomique et sa consommation est tout à fait légale. Cependant, le gouvernement actuel souhaite freiner sa consommation, dans une dynamique de retour aux fondamentaux de la société traditionnelle et pieuse.

En 2013, une loi a notamment interdit la vente d’alcool entre 22 h et 6 h du matin et dans des magasins situés à moins de 100 mètres d’une école ou d’une mosquée. Les boissons alcoolisées montrées dans les films ou à la télévision ont été floutées et leur publicité interdite sur tous supports.

En réponse, plusieurs communautés d’amoureux de la bouteille se sont formées su Facebook. On y échange sur les techniques pour fabriquer soi-même la bière, le raki – une eau-de-vie aromatisée à l’anis, considérée comme boisson nationale – et autres liqueurs. L’objectif est triple : fabriquer la boisson à moindre coût, obtenir la meilleure qualité possible et envoyer au diable le gouvernement.

"C’est comme une famille"

Sur un des groupes Facebook les plus populaires, les 35 000 membres partagent quotidiennement trucs et astuces, photos, vidéos et démonstrations de leurs distillateurs. Notre Observateur Altıok D., qui a souhaité garder l’anonymat, en est l’un des fondateurs. Il fabrique son propre raki depuis six mois.

J’aime boire deux ou trois verres de raki par jour, mais cette habitude me coûte cher, environ 50 livres turques par jour (12 euros). Dans ce prix, il y a en grande partie des taxes instaurées progressivement depuis 2002 [un peu plus de 65 % du prix d’une bouteille, NDLR]. Du coup, je fais mon propre raki maintenant, les ingrédients me coûtent seulement 10 livres turques pour un litre (2,40 euros). En plus c’est meilleur, bio et ça ne me donne pas mal au crâne !

Un membre du groupe explique en vidéo la première étape : broyer les raisins avec de l'eau et un agent de fermentation, puis attendre dix jours. Capture d"écran.

Une fois les dix jours écoulés, la mixture est distillée une première fois dans un de ces distillateurs pour séparer l'alcool de la pulpe. L'alcool obtenu est mélangé à de l'anis, pour le goût, et distillé une seconde fois. Photos de plusieurs sortes de distillateurs, régulièrement vendus sur le groupe, publiées sur Facebook.

"Se prémunir des empoisonnements"

Sur le groupe, plusieurs "maîtres" – c’est le terme consacré – dispensent gratuitement des conseils, en répondant directement aux questions ou en tournant des vidéos explicatives. L’objectif est d’apprendre aux membres à faire du raki dans les règles de l’art, sans prendre de risques pour leur santé. Car il faut être attentif : près de la moitié du contenu du distillateur doit être jeté pour se prémunir des empoisonnements. Quelques membres ont même programmé une application sur Android pour faire tous les calculs de proportions des ingrédients et être sûr de ne pas se tromper.

Captures d'écran de l'application envoyées par notre Observateur. 

Tout cela est légal : la loi permet de produire moins de 350 litres d’alcool par an chez soi, mais interdit la vente du produit. Pour cette raison, nous interdisons la vente de raki sur notre groupe, alors que nous nous vendons entre nous des distillateurs qui permettent de le produire.

"Petit à petit, la Turquie devient comme l'Iran"

Mais ça ne nous empêche pas d’être prudents. Petit à petit, le pays devient comme l’Iran. Le gouvernement n’aime pas l’alcool et si les autorités décrètent que la distillation artisanale est illégale en une nuit, la police viendra m’arrêter le lendemain matin. Du coup, nous refusons dans le groupe les internautes qui, par exemple, affichent publiquement leur soutien au gouvernement.

À LIRE SUR LES OBSERVATEURS >> Iran : Comment se saouler au nez et à la barbe des mollahs ?

Capture d'écran d'une vidéo publiée sur le groupe, où plusieurs membres se retrouvent et trinquent, un verre de raki maison à la main. 

Le groupe est comme une famille, un cocon de laïcs. Nous sommes amis et parfois nous nous rendons visite pour goûter nos productions. Le soir, il y a des milliers de mecs plus ou moins ivres qui discutent sur le groupe, font des Facebook live de leur soirée ou s’engueulent. Comme dans un vrai bar en fait. C’est très drôle et, souvent, personne ne se souvient de rien le lendemain matin.

"Ma mère pense que je suis alcoolique"

Notre Observateur Anıl Seçkin est un jeune artiste turc de 27 ans, basé à Istanbul. Il fait sa propre bière dans son appartement depuis environ deux ans.

Je produis environ 150 litres d’alcool par an, de la bière et du cidre. J’ai commencé par utiliser des kits, vendus dans des magasins spécialisés, mais je me suis rapidement mis à tout faire moi-même, à acheter directement le malt sous forme de grains. Je les broie et les cuis avec de l’eau avant de filtrer le tout pour obtenir de la bière.

Notre Observateur nous a envoyé quelques photos montrant différentes étapes de production. En haut à droite, un système de refroidissement fabriqué maison.

Évidemment, je ne peux pas boire tout ça tout seul, j’en donne donc beaucoup à mes amis qui sont ravis et qui trouvent ma bière très bonne. De plus en plus de jeunes à Istanbul commencent à faire comme moi, certains prennent même les choses très au sérieux et font leurs propres étiquettes. Moi je ne vais pas jusque là, j'essaye d'abord de développer la meilleure recette possible. C’est devenu un peu hipster, mais aussi politique.

Ces bières maison sont ornées de références politiques de l'opposition : à gauche, la bière rend hommage à Yasar Kemal, célèbre figure de l'opposition et défenseur de la cause kurde. En haut à droite, les bières forment le mot "hayir" ("non" en français), en référence au dernier référendum constitutionnel. En bas à droite, le célèbre chat grognon et alcoolique Sero décore la bière "Çapulcu", surnom donné par Erdogan aux opposants ayant participé au mouvement Gezi en 2013. Photos publiées sur différents groupes Facebook.

Avec l’augmentation des taxes par le gouvernement, on a l’impression que l’alcool, en tant que partie importante de notre culture, nous est arraché. Aujourd’hui le sujet est parfois tabou. Je ne le dis pas à tout le monde ce que je fais. Ma mère pense que je suis alcoolique par exemple.

La presse turque a récemment évoqué de pénuries d’alcool pur, au moment du Bayram, ou fête du sacrifice, que beaucoup de Turcs célèbrent en famille. L’éthanol est vendu librement dans les supermarchés, dilué puis aromatisé à l’anis pour faire un "faux raki". Cette méthode, moins bonne au goût que l’artisanale selon nos Observateurs, n’est pas dangereuse si les dosages sont respectés. Les faits divers relatant des décès liés à la consommation d’alcool maison sont fréquents et sont généralement liés à des problèmes rencontrés lors de la distillation.

Depuis 2011, la consommation de toutes les catégories de boissons alcoolisées a baissé en Turquie, selon les donneés de l'autorité turque de régulation du marché des tabacs et alcools (TAPDK).

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