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Exclusif : le Kremlin secret

Ioulia au faucon, Diniz au hibou grand-duc veillent sur le clocher d'Ivan le Grand.
Ioulia au faucon, Diniz au hibou grand-duc veillent sur le clocher d'Ivan le Grand. © Vlada Krassilnikova/Paris Match
De notre envoyée spéciale à Moscou Catherine Schwaab

Pour la première fois, la résidence des tsars à moscou nous ouvre ses portes. Visite guidée

« Travailler au Kremlin ? C’est le rêve de tout le monde ! » Un cri du cœur de Marina, 24 ans, employée à la bibliothèque présidentielle. Que vous soyez étudiant, femme de ménage, militaire, danseuse, attachée de presse, le rêve, c’est le Kremlin. Et pas seulement parce que c’est Moscou, la capitale étincelante, pas seulement parce que c’est le pouvoir suprême, le prestige, la proximité avec VVP (le nom de code, entre initiés, de Vladimir Vladimirovitch Poutine ), mais aussi parce que « tu te fais des relations pour la vie ». Marina parle un excellent français, appris à l’Ecole des Roches, à Verneuil-sur-Avre : « Une école très populaire en Russie, parce qu’elle a été fondée par un prince russe. » Elle enjolive un peu : le prince Patrice Galitzine l’a juste dirigée pendant un an. Mais les parents de Marina, francophiles, ont eu raison d’y envoyer leur fille attachée aux splendeurs versaillaises. « La nouvelle génération des 10-12 ans apprend le chinois, maintenant », observe-t-elle avec une pointe de condescendance. Cette barbarie moderne…

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Sous l'aigle à deux têtes, symbole de la Russie impériale, le rendez-vous quotidien d'Anna avec l'Histoire.
Sous l'aigle à deux têtes, symbole de la Russie impériale, le rendez-vous quotidien d'Anna avec l'Histoire. © Vlada Krassilnikova/Paris Match

Marina, elle, défend des valeurs anciennes, ancrées dans l’Histoire, indiscutables. Plus qu’une culture : un mode de pensée. C’est cela, le Kremlin. Dans cette petite pièce à caissons capitonnée de rayonnages d’archives, de livres russes et étrangers – des Mémoires dédicacés de Druon à Tolstoï, Shakespeare, Cervantès, Rabelais et Maupassant –, Marina est aux premiers postes d’observation du pouvoir. Elle voit se dérouler des rencontres discrètes, négociations à moitié officielles loin des ors et du faste du reste du bâtiment. La bibliothèque présidentielle est située dans un périmètre très privé. « Poutine voulait un centre d’information près de lui », explique Anna, la directrice, qui travaille dans l’administration présidentielle depuis la fin de ses études, en 1991. Cette bibliothèque a été créée en 1996 par Eltsine, avec lequel VVP a fait ses débuts. « Boris Eltsine pouvait commander directement des recherches. »

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Sans sésame, impossible de pénétrer dans cette enceinte ultra-confidentielle

S’il trinque plus au thé qu’à la vodka, en revanche, VVP a adopté le mode de fonctionnement de son ancien boss. Eltsine aimait travailler au Kremlin, contrairement à ses prédécesseurs. L’ex-patron du FSB aussi, qui habite à une quinzaine de kilomètres de Moscou. Il dort volontiers place Rouge, à dix minutes du tombeau de Lénine. Derrière les remparts, autour de son palais, un bataillon de BMW et un va-et-vient constant de bodyguards géants et connectés circulent le long des façades jaune et blanc qui sont repeintes en permanence. Juste à côté, des ouvriers réparent et fignolent, en petite veste étroite par moins 10 °C. Le contraste fait un peu opérette postmoderne. De son poste de commandement de la sécurité du Kremlin, Sergei Dimitrievitch Chlebnikov voit parfois débarquer « son » président avec ses cinq chiens. De sa voix douce et égale, il raconte dans un sourire : « VVP a tout ce qu’il faut ici pour travailler et dormir. Tous les services fonctionnent à son rythme. » Le tsar Poutine exige une disponibilité de chaque instant. Et de la discrétion. Sans sésame, impossible de pénétrer dans cette enceinte ultra-confidentielle. Ekaterina Solotsinskaya, directrice du Centre de Russie pour la science et la culture à Paris, a été le nôtre. C’est elle qui nous a ouvert les portes de cet univers si secret.

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Travailleur acharné, VVP se lève aux aurores et entretient son physique comme un athlète, dans sa salle de gym personnelle, aménagée au Kremlin comme à la maison. Il faut voir les vidéos de promotion interne où le président apparaît, dynamique et sportif, comme un James Bond des steppes ! Mais sans gin tonic ni white russian. Un esprit sain dans un corps sain. Poutine donne l’exemple. Sergei, lui, gère ses angoisses sécuritaires de chef d’Etat. « Le terrorisme est devenu une question cruciale. Avec le président, j’ai des relations de confiance exceptionnelle. Quand il est arrivé au pouvoir en 1999, je voulais quitter l’armée, rejoindre la vie civile, m’occuper d’un festival… Il m’a demandé de rester. Un militaire doit servir. J’ai compris que je pouvais l’aider. Ce n’est pas seulement du patriotisme. C’est une fierté de recevoir cette confiance. » Dévoué indéfectiblement, quoi qu’il lui en coûte. « Oui, j’aimerais bien voyager plus, voir mes petites-filles… » Avec Poutine, Sergei a un vécu commun : l’un et l’autre ont passé une dizaine d’années en Allemagne (de l’Est, évidemment). Sergei a servi à Rostock, tandis que Poutine officiait pour le KGB à Dresde. « On ne se connaissait pas à l’époque. » Mais Poutine privilégie les « siloviki » (les hommes de force, la police, l’armée) plutôt que les libéraux. Et à observer Sergei, sa discrétion, son autorité qui ne la ramène pas, on comprend l’intuition du président. « L’autre nuit, je faisais ma tournée, je l’ai vu partir vers 1 heure du matin. »

Des caméras détectent les cas de nervosité suspecte

Sergei s’avoue en permanence sur le qui-vive. Imaginez le stress : le Kremlin est à la fois un immense périmètre muséal avec cinq cathédrales et églises baroques, des palais époustouflants, l’inestimable musée des Diamants, un théâtre, une caserne, un arsenal et… le Sénat, où réside le président. En plein milieu de milliers de touristes ! Comment anticiper les risques ? Le commandant Sergei Dimitrievitch voit converger vers son bureau toutes les informations de la zone, mais aussi celles de quelque 3 000 militaires répartis sur le territoire : « Il y a chaque semaine des incidents. Ce matin, sur la place Rouge, c’est un dingue qui a essayé de vandaliser le mausolée de Lénine. Parfois, c’est plus sérieux. » Les méthodes ont évolué avec la technologie : « Au temps des soviets, on savait exactement combien d’armes circulaient parmi les citoyens. Aujourd’hui, plus du tout, c’est impossible. Prenez les drones : nous avons heureusement imposé un système électronique implanté dans chaque engin vendu, qui le bloque en cas d’entrée dans un territoire sécurisé. Autour du Kremlin, ou dans un aéroport, il y a du brouillage. Au Kremlin, nous avons un système de caméras sophistiqué qui permet de détecter des gaz et de décrypter les mimiques : un point rouge clignote s’il y a un comportement nerveux. »

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D’autres choses encore, sur lesquelles notre cadre militaire reste vague. Il connaît par exemple tous les couloirs secrets sous les 27 hectares du Kremlin. « Oui, il y a des souterrains fermés par des grilles… » Personne ne sait exactement où ils aboutissent. Une issue mènerait directement sur les quais de la station Kitaï-gorod… Dans les bas-fonds, des rails de tramway vous transporteraient, paraît-il, du Kremlin à la datcha d’Etat la plus proche, Kountsevo, où Staline est mort en 1953.

Dans ce salon, Poutine reçoit les grands de ce monde.
Dans ce salon, Poutine reçoit les grands de ce monde. © Vlada Krassilnikova/Paris Match

Déambuler dans les coulisses du Kremlin, c’est côtoyer une communauté liée par un même sentiment de privilège. Pour décrocher son poste de femme de ménage, Anna a dû s’accrocher. « Le travail est très prestigieux, alors la concurrence est féroce, confie-t-elle. Il faut des références sérieuses. Etre recommandée. Qui m’a recommandée ? Je ne peux pas vous le dire, c’est un secret. Puis on passe un concours. Il faut être claire, précise, avoir une réputation irréprochable. Et vos proches doivent l’être aussi, irréprochables. “Ils” font une enquête… » Ensuite, chaque élu(e) a sa spécialité : époussetage des innombrables colonnades en marbre, nettoyage des portes, dont certaines mesurent plus de 10 mètres, polissage des lustres en cristal, nettoyage des tapis, encausticage des sols marquetés en bois précieux… La tâche est immense. Il y a des dizaines de salons, de lieux de négociation. Le bureau ovale vert tilleul où fut reçu François Hollande comporte son rituel, inventé par Poutine : avant de s’asseoir dans les fauteuils de chaque côté de la cheminée pour les photos, il invite son hôte à un face-à-face étrangement rapproché, de part et d’autre de la table, de façon à le tenir entre quatre z’yeux. Et ça marche ! L’invité se trouble… Et l’autre jubile intérieurement.

Les gigantesques salles de réception – des plafonds hors de vue et des dorures comme s’il en pleuvait – accueillent des dîners d’apparat de 250 à 300 convives. La salle Andreiewski abrite le trône du tsar ; la salle Alexandrowski, aux lustres monumentaux, reçoit les nouveaux ambassadeurs qui présentent leurs lettres de créance ; dans la salle Giorgiewski – moins de dorures, plus de marbre et de stuc –, on remet les décorations.

Les tombeaux des 47 tsars au rez-de-chaussée de la cathédrale de l'Archange-Saint-Michel. Ceux des impératrices sont au sous-sol.
Les tombeaux des 47 tsars au rez-de-chaussée de la cathédrale de l'Archange-Saint-Michel. Ceux des impératrices sont au sous-sol. © Vlada Krassilnikova/Paris Match

Au Palais des congrès, en revanche, on se calme. L’immeuble, ancien siège du PC, est devenu un théâtre. Rectangulaire, géométrique, sans charme, il est sans doute l’un des mieux dotés de la ville. A sa tête, le plantureux et débonnaire Nikolaï Troïtsky ne cache pas que, « ici, on cultive le classicisme, pas les œuvres contemporaines ». « Lac des cygnes » et Ecole du Bolchoï. Au désespoir de certains artistes hors Kremlin qui rêvent de subventions. « En Russie, la culture, c’est la danse classique, le Bolchoï et un peu le cinéma. Le reste, ils s’en foutent ! Les artistes plasticiens ne sont pas aidés », se désole le peintre Nikita Alexeiev, revenu dans son pays par nostalgie, après sept ans en France. Nikita oublie la musique. Ce soir, ce n’est pas pour un concert de Prokofiev ou de Tchaïkovski que le théâtre affiche complet : c’est Philipp Kirkorov, 50 ans, la plus grande star de la chanson pop, qui se produit. « Son show est le plus spectaculaire que vous ayez jamais vu ! » s’extasie d’avance une fan qui doit avoir le tiers de son âge. Au vu des costumes dans les coulisses – ailes géantes, coiffes rouges, justaucorps à plumes… –, on s’attend à du show phénoménal. Confirmation au filage devant les immenses murs vidéo brûlant de flammes dévorantes et les chorégraphies qui dépotent !

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Il n’est pas impossible que Poutine vienne s’asseoir à son siège habituel au premier rang. Mais ce sera pour se mettre la jeune génération dans la poche, car son goût le porte plutôt du côté de Schubert ou de Tchaïkovski. Dans ses appartements, dont il n’a pas changé le décor « impérial », il a juste ajouté une sono pointue et un ordinateur rapide. Car, avant de se coucher, le président est comme vous et moi : il navigue volontiers sur le Web. Pour y repérer la dernière motoneige de ses prochains selfies ? 

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