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« Hackerhouses », le rêve américain à tout prix ?

Depuis deux ans, des « hackerhouses », ces appartements qui hébergent de jeunes entrepreneurs en quête de coopération, se développent en région parisienne, parfois à la limite de la légalité.

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Publié le 18 septembre 2017 à 12h34, modifié le 18 septembre 2017 à 14h18

Temps de Lecture 5 min.

Dans la cuisine de la « hackerhouse », au-dessus de la table à manger où se réunissent tous les soirs les 11 occupants, un écran connecté aux différents projets de start-up en cours.

Stéphane Bounmy ouvre la porte, pantoufles aux pieds, jogging gris décontracté. A l’étage, une femme de ménage passe le balai. Dans un coin du salon, un jeune a les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. Un autre passe dans la cuisine. « On mange quoi à midi ? » Dans ce duplex de 140 m2 situé dans une petite rue d’Ivry-sur-Seine, au sud de Paris, des écrans plats sont accrochés aux murs, des bureaux cernés d’étagères accueillent des ordinateurs portables.

Le rez-de-chaussée est encore en cours d’aménagement. « C’est l’esprit DIY [do it yourself], lance Stephane Bounmy. On bricole, on réfléchit avec les autres colocataires à comment améliorer chaque jour notre espace. » Par la fenêtre, on aperçoit un bac de permaculture, quelques jeunes pousses sortent de terre. Au deuxième étage, les chambres, minuscules, ont chacune deux lits d’une place. Ici les locataires ont entre 20 et 30 ans, sont codeurs, développeurs… surtout entrepreneurs. Ils ont choisi d’habiter une « hackerhouse », l’un de ces appartements ou locaux commerciaux que l’on partage pour vivre et aussi pour travailler.

Importé de la Silicon Valley, aux Etats-Unis, le concept est de créer, dans un même lieu de vie, une mutualisation des compétences et des échanges pour lancer des projets de start-up. Les hackerhouses sont apparues avec l’augmentation des loyers dans la baie de San Francisco en même temps que celle du marché des travailleurs indépendants en quête de partages et de synergies.

Des « hackerhouses » à Paris

Le concept se développe aujourd’hui en Europe sous plusieurs formes. En France, depuis deux ans, six hackerhouses ont vu le jour, toutes en Ile-de-France. Aujourd’hui, deux acteurs principaux se partagent le terrain.

La première hackerhouse a été créée à la fin de 2015 par la start-up Seed Up, entreprise spécialisée dans le développement Web. Dans une maison de 400 m2 à Fresnes, une vingtaine de kilomètres au sud de Paris, une dizaine de jeunes développeurs travaillent ensemble. Le cadre juridique est clair, le modèle économique aussi : les occupants signent un contrat salarial avec Seed Up, ils sont nourris, logés gratuitement et travaillent 40 % de leur temps pour la start-up, le reste pour leurs projets personnels.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés La « hacker house » : une colocation d’un nouveau genre

Les autres hackerhouses en région parisienne appartiennent à la marque éponyme déposée en 2016 par Stéphane Bounmy, développeur de 28 ans, qui explique s’être directement inspiré « de la série américaine Silicon Valley, où des jeunes vivent justement dans une hackerhouse et montent leur start-up ». Il achète un appartement de 80 m2 à Aubervilliers et le transforme en habitat partagé. « Après avoir créé le site et lancé une annonce, j’ai reçu plus de 500 réponses. Il y a une réelle demande », constate-t-il.

Il décide alors de créer une plate-forme numérique pour proposer aux propriétaires d’ouvrir d’autres hackerhouses. L’annonce est alléchante : « Pour un 4 pièces, 80m2 à Paris, vous pourriez gagner 6 736 euros par mois. » Trois nouveaux lieux se sont ouverts entre 2016 et 2017 en banlieue parisienne, dont le duplex de 140 m2 à Ivry-sur-Seine. Le loyer ? Entre 600 euros et 840 euros pour une chambre partagée et un espace de coworking. Chaque hackerhouse abrite huit à onze personnes.

A gauche, une chambre partagée avec deux lits une place. A droite, l’espace de coworking de la hackerhouse.

L’esprit « start-up », envers et contre tout

Si le principe a conquis les Etats-Unis, offrant même parfois des hackerhouses « de luxe », il se heurte en France à la législation. Les propriétaires ne délivrent pas de quittance de loyer ni de bail, et ces locations ne permettent pas de percevoir des aides personnalisées au logement (APL). Les locataires doivent signer une charte électronique, et « ce sont des e-mails qui confirment la durée de séjour, l’adresse, le montant mensuel et les instructions d’accès. Les reçus de paiement font office de quittances », explique le fondateur Stéphane Bounmy.

Thierry Vallat, avocat au barreau de Paris, spécialisé notamment en droit immobilier, remarque que ces « conditions juridiques sont douteuses ». De simples reçus et la charte électronique ne constituent pas des documents officiels pouvant être qualifiés de contrat de bail.

Par ailleurs, deux de ces hackerhouses sont installées dans des locaux commerciaux. Or des démarches précises sont à réaliser auprès de la préfecture pour pouvoir vivre et travailler dans un local commercial et le transformer en « espace mixte ». L’avocat précise que « les dérogations doivent être faites avant l’occupation des lieux pour recevoir une autorisation et un changement d’affectation ». Rappelant que, « si on ne le fait pas, on est dans l’infraction et on risque des amendes, on peut passer au tribunal et même se voir interdire d’entreprendre des locations ». Selon le fondateur de la marque, ces démarches seraient en cours de traitement.

« Une exploitation de la précarité sous couvert d’un état d’esprit start-up pour faire comme à San Francisco ou à Seattle »

Pour le locataire, si l’organisation est assez flexible (les durées d’occupation varient de deux à neuf mois), l’expulsion est aussi facilitée. Un « administrateur », présent dans chaque hackerhouse, peut réunir un « conseil » avec les autres occupants qui décide l’expulsion dans un délai de sept jours après 3 avertissements. Et dans pareil cas difficile pour le locataire de se défendre sans contrat de bail.

Thierry Vallat y voit « une certaine exploitation de la précarité sous couvert d’un état d’esprit start-up pour faire comme à San Francisco ou à Seattle ». Pour Paul Poupet, fondateur de la première hackerhouse Seed Up, qui ne fait pas payer de loyer à ses occupants, « demander 700 ou 800 euros à des jeunes pour vivre en chambre partagée ne correspond pas à l’écosystème français. Aux Etats-Unis, les travailleurs indépendants concernés ne sont pas en situation de précarité comme en France ».

Dans la cuisine, un tableau a été placé pour l’organisation interne dans la hackerhouse. CV et cartes de visites des occupants y sont accrochés. Sur la première ligne du tableau, chacun indique son « jour de cuisine » pour le dîner du soir.

Faire « bouger les lignes » ?

Pourtant, en un an, les hackerhouses se sont développées et une nouvelle serait même en cours d’ouverture. Pour Stéphane Bounmy, c’est l’offre actuelle de logement qui n’est pas adaptée à la façon de travailler des entrepreneurs. « Nous ne demandons pas de garants, ni de souscrire une assurance, ni encore de gagner trois fois le montant du loyer, explique-t-il. Le CDI fait de moins en moins rêver notre génération. On veut pouvoir bouger, partir à l’autre bout du monde, être spontané. Le logement et les lois qui l’encadrent devrait répondre à ces nouvelles attentes, à ces nouvelles manières de vivre. »

Nicolas Wagner, 26 ans, est développeur chez Kleros, start-up spécialisée dans la « blockchain », une technologie de stockage et de transmission d’informations sécurisées. Il a fait l’expérience de la hackerhouse pendant neuf mois pour lancer son projet. S’il reconnaît que le manque d’intimité était difficile et la situation juridique douteuse, il ne regrette pas son choix : « Il est nécessaire de prendre des risques pour faire bouger les lignes. » Sur le site Hackerhouse.paris, le slogan « S’entourer de ceux qui enfreignent les lois pour réussir » le rappelle dès la page d’accueil. « Macron veut créer une “start-up nation”. Il sort des schémas classiques, il prend des risques et bouscule un peu les choses, insiste le jeune entrepreneur. Pourquoi pas nous ? »

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