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Récit

Affaire du quai de Valmy : l’enquête brouillée

Le procès de l’incendie de la voiture de police à Paris, le 18 mai 2016, au moment des manifestations contre la loi travail, s’ouvre ce mardi. L’instruction, menée sous pression politique, est critiquée par la défense.
par Ismaël Halissat
publié le 18 septembre 2017 à 20h26

De cette journée du 18 mai 2016, trois images restent en tête. D'abord, des projectiles lancés par des manifestants, aux visages dissimulés, contre des policiers coincés dans leur voiture. Jusqu'à un fumigène qui déclenche un feu. Puis l'un des agents qui, en prenant la fuite après avoir reçu des coups alors qu'il était au volant, se protège à mains nues contre un assaillant armé d'une tige en métal. Et quelques minutes plus tard, la carcasse du véhicule calcinée par le feu, plantée au milieu de la chaussée. Des photos et des vidéos de la scène font le tour du monde. Une instruction est ouverte pour «tentative d'homicide sur personne dépositaire de l'autorité publique», une infraction passible de la cour d'assises. Après un an d'une enquête très critiquée par la défense pour ses erreurs et péripéties, les juges d'instruction ont renvoyé neuf personnes devant le tribunal correctionnel de Paris. Le procès, prévu sur quatre jours, débute ce mardi.

Ce 18 mai 2016, des policiers manifestent sur la place de la République contre «la haine antiflic» à l'appel du syndicat Alliance, classé à droite. A l'époque, se déroule au même endroit le mouvement Nuit debout et les défilés contre la loi travail s'enchaînent avec, à chaque fois, leurs affrontements entre militants et forces de l'ordre. Chaque cortège, compte son lot de blessés et les interdictions de paraître les jours de rassemblements sont distribuées à la pelle par les préfectures, sous couvert d'état d'urgence.

Ce jour-là, un groupe opposé au rassemblement des policiers se constitue puis défile sans autorisation. Sur le quai de Valmy, deux policiers, Allison B. et Kevin P., rentrent, en voiture, d'une séance d'entraînement au tir quand ils croisent fortuitement la route du cortège sauvage et sont agressés. Allison B. s'en sort avec trente jours d'ITT, dus en grande partie au choc psychologique, tandis que les blessures de Kevin P. justifient dix jours d'ITT. Dès les premières heures, l'enquête prend une tournure politique. Manuel Valls, alors Premier ministre, appelle à «des sanctions implacables» contre «ceux qui veulent se payer un flic». Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, veut, lui, mettre «hors d'état de nuire» les «casseurs».

Protège-tibias

L'ordonnance de renvoi, consultée par Libération, permet de retracer les péripéties et les difficultés de l'enquête pour identifier les auteurs des violences. Les investigations sont tout de suite orientées par l'audition d'un témoin au nom particulier : «142». Cette déposition anonyme va être décisive lors du début de l'enquête et conduire, quelques heures après les faits, à l'interpellation de quatre manifestants. «142» explique aux enquêteurs qu'il a entendu des «provocations verbales envers les policiers» et vu «des manifestants commencer à s'équiper et à se dissimuler le visage». Ce témoin est même capable d'identifier quatre personnes : les deux frères Bernanos (Antonin, 23 ans, et Angel, 19 ans, arrière-petits-fils de l'écrivain), Bryan M., 24 ans, et Leandro L., 32 ans. Il assure qu'Antonin Bernanos a brisé la vitre arrière de la voiture de police avec un plot métallique et a asséné les coups à la tête reçus par Kevin P., alors qu'il se trouve encore à l'intérieur. «142» identifie aussi formellement Angel Bernanos, Bryan M. et Leandro L. parmi les manifestants, sans être capable de préciser le rôle de chacun. On apprendra au hasard d'une erreur de procédure que ce témoignage sous X est en réalité celui d'un policier des renseignements de la préfecture de police.

Lors d'une confrontation avec Antonin Bernanos, cet agent refusera de donner des précisions sur sa mission et son action ce jour-là. Une note des renseignements de la préfecture de police de Paris, elle aussi tout de suite jointe à l'enquête, corrobore les déclarations de «142» en insistant sur les activités militantes de ces quatre premiers suspects : «appartenance à la mouvance radicale d'ultragauche "Mouvement interlutte indépendant"», «rapports avec les militants d'une autre structure dite "Action antifasciste Paris-banlieue"».

Le jour même de l'agression, les quatre jeunes hommes sont interpellés et placés en garde à vue. Leurs logements sont perquisitionnés. Sont saisis pêle-mêle chez les frères Bernanos : «un masque à gaz», «un poing américain, «des autocollants antifascistes», «248 tracts et 24 affiches», «4 protège-tibias, «5 petites bouteilles de gaz de camping», «7 blousons noirs à capuche». Dès la première audition, les quatre suspects contestent leur participation aux violences. Ils sont mis en examen «pour tentative d'homicide sur personne dépositaire de l'autorité publique». Les deux frères Bernanos sont placés en détention provisoire.

Couleur du caleçon

Leandro L. et Bryan M. sont, eux, placés sous contrôle judiciaire. Les enquêteurs décortiquent alors les multiples vidéos de la scène pour trouver des concordances physiques et vestimentaires. Des centaines de captures d'écran sont réalisées, les moindres détails sont relevés et comparés. Les enquêteurs ne trouvent finalement pas d'actes de violence à reprocher à Leandro L. et Bryan M. mais confirment leur présence à proximité de la scène. Ils sont renvoyés devant le tribunal pour «participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences ou de dégradations». En revanche, les enquêteurs sont convaincus de la culpabilité d'Antonin Bernanos, après l'exploitation des images vidéo. Couleur du caleçon, marque des chaussures, sac à dos, deux formes dans les poches du pantalon, deux anneaux aux doigts et des cernes au visage : tout a été passé au crible. Après dix mois en détention provisoire, il est finalement libéré à la suite d'un bras de fer judiciaire avec le parquet de Paris qui s'y est systématiquement opposé.

Aujourd'hui, il est désormais poursuivi pour «violences volontaires sur personne dépositaire de l'autorité publique». Son frère Angel est, lui, incarcéré pendant un mois et demi car suspecté d'être l'individu armé de la tige en métal, sur la foi de la marque de son coupe-vent. Il sera finalement renvoyé devant le tribunal correctionnel seulement pour «participation à un groupement formé en vue de la préparation de violences ou de dégradations». Car entretemps l'aveu d'un autre suspect vient dégonfler les accusations des policiers, contre lui.

Le 8 juin 2016, Nicolas F., 41 ans, est ciblé après plusieurs recoupements et interpellé à l'occasion d'un nouveau rassemblement. Lors d'une audition le mois suivant, il reconnaît être l'auteur des coups avec la tige en métal. Il explique «avoir pété les plombs» et avoir frappé le policier «en espérant qu'il s'en aille». Les policiers vont identifier d'autres suspects avec la même recherche sur vidéo. Thomas R., 20 ans, dont l'exploitation du téléphone mobile indique qu'il avait été «en contact avec Antonin Bernanos et Bryan M.», est interpellé le 28 septembre 2016. Lors d'une audition deux jours plus tard, il reconnaît avoir porté des coups dans le véhicule et «avoir fait un signe de victoire en partant». Kara B., 28 ans, soupçonnée d'avoir lancé un plot contre la voiture, est interpellée le 24 mai, «avec la même tenue vestimentaire que lors de la manifestation du 18 mai». Lors d'une audition en juillet 2016, elle reconnaissait également sa participation, s'estimait «désolée» et se jugeait «stupide».

Ari R., 30 ans, est également poursuivi pour avoir brisé la vitre arrière droite du véhicule avec un potelet. Là aussi, les policiers s'attachent à constituer un signalement physique pour l'identifier. Il est interpellé le 7 février 2017 mais refuse au cours des différents interrogatoires de s'expliquer sur les faits. Chez lui est saisie une affiche «Tout le monde déteste la police» comportant une référence à l'affaire du quai de Valmy, se réjouissant que «leurs voitures partent en fumée», notent les magistrats. Nicolas F., Ari R. et Kara B. sont en détention provisoire depuis la date de leur arrestation.

«Ciblage arbitraire»

Le dernier suspect, Johachim L., 28 ans, est, lui, toujours dans la nature. Il est pourtant soupçonné par les policiers d'être le lanceur du fumigène qui déclenche l'incendie dans la voiture. De nationalité suisse, il est identifié «avec certitude» par les autorités de son pays à l'aide de comparaisons photographiques. Visé depuis par un mandat d'arrêt, il ne se présentera sûrement pas à l'audience. Ils sont tous poursuivis, comme Antonin Bernanos, pour «violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à 8 jours sur des personnes dépositaires de l'autorité publique». Lors du procès, une partie des débats devrait tourner autour de la méthode employée par les enquêteurs pour identifier les suspects. «Dans cette affaire, il y a eu la volonté de trouver des coupables très rapidement par un ciblage arbitraire sur la simple base de renseignements de la préfecture de police de Paris», estime Arié Alimi, avocat d'Antonin Bernanos.

Les deux juges d'instruction ont, par ailleurs, profité de leur ordonnance de renvoi pour abandonner le caractère criminel de l'infraction en requalifiant la «tentative d'homicide» en «violences volontaires». Ils estiment que, si «les parties civiles et certains témoins ont indiqué avoir entendu des menaces de mort avant et au moment de l'attaque de la voiture, l'instruction n'a pas permis de déterminer précisément l'identité des personnes les ayant proférées» et que «les policiers n'ont pas été empêchés de sortir du véhicule et de quitter les lieux». Ce qui n'a pas manqué d'exaspérer le syndicat de policiers Alliance, qui sera représenté à l'audience.

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