Ils ne sont pas nombreux les livres de conseillers d'hommes politiques dont on se dit, page après page, qu'ils ont ce souffle tempétueux, cette franchise minérale et cette profondeur humaniste qui manquent à tant d'autres. Ils sont encore moins nombreux, ceux dont on devine qu'on les lira et relira, un jour, avec autant de plaisir que d'amertume. Plaisir tiré de l'intensité des mots choisis, de la sobre et rageuse opulence d'un style. Amertume générée par le décevant bilan d'un quinquennat et le caractère prémonitoire du propos.
Le Flâneur de l'Élysée, récit d'aigres-doux et frais souvenirs de Pierre-Louis Basse, ci-devant conseiller et plume auxiliaire de François Hollande pour "les grands événements" est de ces livres-là. On les ouvre mais c'est eux qui nous ouvrent, et les yeux et les portes, sur cette invisible fiction: le théâtral roman du pouvoir.
Il faut dire, en préambule, pour qui ne le connaît pas, que ce Pierre-Louis ne coche aucune des cases — comme on s'exprime en novlangue des ressources humaines – du portrait-robot de conseiller. Ni énarque ni élu. Ni sociologue décoré ou historien recherché, ni grand chef totémique d'entreprise... Non. Simplement, écrivain. Journaliste. Homme de radio. Et militant de causes culturelles ou mémorielles enfouies, plus que perdues, sous l'écrasante sédimentation des terra octets d'informations chaque jour "délivrées" par les chaînes du même nom.
Le "Basse", faut-il encore savoir, est un alien journalistique à peu près inapprivoisable. Tendance râleur enthousiaste, indépendant forcené. Indifférent aux modes. Anarchiste libidinal. De gauche par conviction. De droite (occasionnellement) par admirations et contradictions assumées. Hussard libertaire. Encarté de nulle part. Communiste par intermittence et fidélité au cœur maternel. Religieux adorateur de la langue. Bénédictin des lettres. Encyclopédie footballistique vivante... Bref, le mètre étalon de l'inclassable.
L'Élysée, bourgeoise "pension de famille"
On l'a connu refaisant le grand match métaphorique de 1982 (Séville 82, France-Allemagne). On l'a vu commenter le brassage social au fil des rames de métro et d'injustices broyant les vies de ceux qui descendent Porte de Saint-Ouen plutôt qu'à Miromesnil (Ma ligne 13). On le découvrit même en explorateur ironique de beaux quartiers parisiens qui le sont moralement si peu (Ma Chambre au Triangle d'Or).
Où qu'il se trouve, où qu'il s'égare – façon Blondin —, souvent pour le seul plaisir d'avoir à (re)chercher son chemin sur la carte des mots, Pierre-Louis Basse vendange et restitue de gouleyants carafons de vie. Quel que soit son sujet, sa moisson de pages en devenir, il reste à l'affût des "petits riens" qui disent le tout d'un homme, d'un stade, d'un comptoir ou d'un quai de métro, d'une ville, d'une société.
Le voici donc, cette fois, en Flâneur intérimaire de l'Élysée, arpentant couloirs et étages du palais qui coiffe le pays, rédigeant notes et discours, côtoyant l'élite de la haute administration, et souffrant – presque en silence – des quelques joies et des mille maux qui accompagnent le quotidien de ceux que le pouvoir séduit et retient, en otages volontaires, au "service" de l'État. Bienvenue dans la bourgeoise "pension de famille" du 55, Faubourg Saint Honoré, fausse sinécure mais véritable Élysée "hors champ".
On ne saura jamais précisément comment l'animal Basse s'est retrouvé à ce poste. On se contentera de savoir qu'il était occupé à "boire des coups" quand la sollicitation du Président déboula par SMS un soir de 2014. L'essentiel n'est pas là. Ce qui compte, c'est la suite, le magistral poste d'observation, et le maelstrom de sensations contradictoires où ce recrutement jette le nouvel embauché du staff présidentiel. Le précipitant au cœur d'un univers digne d'une série audiovisuelle qu'aucune chaîne de télévision n'osera jamais produire.
Chemin de Croix
Articulé en trois "saisons", correspondant aux trois années de service du conseiller Basse auprès de François Hollande, le Flâneur de l'Élysée n'a rien d'une bucolique promenade. Ses pas le portent davantage vers ce qui ressemble à un Chemin de Croix sans pitié pour celui qu'on charge de produire des idées et d'écrire des discours. Des pages et des pages de discours que déchiquettent allègrement d'autres "conseillers", et dont les résidus sont ensuite ignorés ou malmenés par le Président lui-même.
Livre calvaire dont les épisodes et "stations" se titreraient au gré des commémorations à célébrer, des manifestations à organiser, ("Ossuaire de Douaumont", "Entrées au Panthéon") ou des manifestations consécutives aux attentats (Charlie, Bataclan). Trois années composant un opéra cruel et baroque, peuplé de personnages croqués sans complaisance. De Gaspard Gantzer ("le petit chose de la communication") à Audrey Azoulay, "Dame de la Culture" précautionneusement "toujours en avance de plusieurs sourires". Des sempiternels commentateurs et visiteurs du soir, les "Giesbert, Joffrin, Julliard, Colombani..." à "l'indéboulonnable Orsenna".
Croyant ou espérant être accueilli en amical ludion fournisseur de projets culturels, Pierre Louis Basse se retrouve en douloureux Sisyphe du rocher-discours. À l'école de la castration verbale. Quotidiennement fusillé au pied du mur des scribes frustrés ("Le Président me faisait mal en modifiant ma copie (...) Quelques semaines, et je n'étais déjà plus qu'un élément de langage").
Malle aux trésors
Comprenant qu'il paiera au prix fort le cocktail (un tiers de curiosité, un tiers de volonté de "servir", un tiers d'amitié pour Hollande, une cuillère de vanité) qui l'a conduit dans cet hôtel si particulier, où l'on a toujours l'impression que "François Mitterrand et le Général de Gaulle ne vont pas tarder à vous tomber sur le paletot", il adopte la seule position tenable: observer, noter, raconter. Être témoin, à défaut d'être acteur.
Il pourrait renoncer, partir, claquer la grille du palais avec l'humble et démocratique courtoisie de qui s'est trompé de porte. C'est mal connaître l'oiseau. Vaguement se fondre dans le décor, mordre la chair du pouvoir plutôt que se morfondre! Pierre-Louis Basse choisit donc de rester et de défendre, vaille que vaille, avanie pour avanie, ce à quoi il persiste à croire: une certaine idée des valeurs de gauche, de la culture, de l'humanité. Passéistes babioles? Peut-être, mais il y tient comme à la prunelle des yeux du gosse rebelle qu'il fut.
Dès lors, c'est son Panthéon personnel, sa malle aux trésors intime qu'il passera ces trois années à tenter de promouvoir et partager. Un joyeux et méditatif bric-à-brac où Pierre-Louis Basse sait faire cohabiter, pêle-mêle, ses amitiés indéfectibles pour des Modiano, des Barbara, des Volker Schlöndorff, d'Ormesson, ses admirations passionnées pour les Missak Manouchian, les Jean-Pierre Timbaud, les Guy Môquet, les Pierre Daix. Mais encore ses coups de cœur incessants pour Depardieu, Picasso, Manset, Ernest Pignon Ernest...
La trousse de survie du Pierre-Louis Basse, en cercle polaire politique, c'est un peu tout cela, augmenté de deux leitmotive, réjouissantes obsessions: la "beauté du monde" (ou de ce qu'il en reste), et son désirable corollaire: "la beauté des femmes".
Au service d'un Président qui se révélera impuissant à "renverser les courbes" (celles du chômage comme de sa notoriété) le conseiller flâneur fantasme de caresser celles de silhouettes féminines traversant son champ de vision. Châtré côté discours politique, il compense généreusement, côté jardin amoureux, puis littéraire. Pierre-Louis a la plume érectile, le mot galbé, la phrase fiévreuse, chaloupée, haletante d'espoirs, de désir ou de fureur.
Au gré des rencontres et réunions, au fil des rendez-vous ou apartés de couloirs, au petit bonheur de la vie bureau ou au rythme meurtrier des attentats, le Flâneur déploie sous nos yeux un formidable tableau de l'état du pays. Un fleuve de mots et d'émotions où s'enchevêtrent illusions, reconnaissance, déceptions, hommages, convictions, fulgurances poétiques et trépignements rageurs; car des combles de l'Élysée il voit aussi grossir et noircir les nuages.
Bauge et Fange médiatiques
Misère, exclusion, racisme, détresse, ascension d'une droite extrême, rien — ou pas grand-chose —, n'échappe à la sagacité du chroniqueur de ses propres déboires autant que des grands maux qui minent un pays où "Le pire ne dort que d'un œil". Un hexagone où "les damnés n'ont jamais été aussi proches du pouvoir". Diagnostic torrentiel. Bouffées d'air délivrant, qui passeraient chez tout autre pour une forte toux d'acariâtre, une logorrhée d'aigri.
Basse vitupère la montée en puissance d'une "France qui jouit au bras de Valeurs Actuelles". Il alerte sur un Jean-Luc Mélenchon expert en "retournements de vestes les plus aboutis". Il s'emporte contre une "bourgeoisie" nationale qui s'est érigée en "noblesse d'État". Mais, par-dessus tout, il pointe et s'insurge contre la "fange" médiatique et ses ravages.
De toutes les qualités du livre, c'est peut-être celle qui est la plus incisive, la plus tragiquement vraie. Celle qui lui vaudra sans doute un lot d'injustes et durables inimitiés. Sur le pouvoir des médias, devenu parfois plus de nuisance que d'information, le Flâneur révolté n'y va pas de main morte. Fustigeant les "clowns en tenue de soirée", les amateurs de "notoriété en carton-pâte" qui peuplent les plateaux des chaînes dites "d'information", il constate, effaré : "Notre pays avait choisi de s'épanouir sur les cimes d'une très haute vulgarité. Une immense bauge collective dont on ne sait plus très bien jusqu'où cette baraque médiatique précipitera la société française." Et d'asséner, enseignement fatal, regret décisif, comment et pourquoi François Hollande s'y est mal pris : "Il aurait suffi que ce président méprise la vie médiatique pour que les Français finissent par l'aimer."
Pierre-Louis Basse a la tendresse rugueuse, la loyauté exigeante, et l'exaspération rarement clémente. Ce qui fait mouche, ce qui touche d'emblée, et ce qui transporte le lecteur d'un bout à l'autre du récit, c'est l'aisance et la vivacité, la drôlerie ou la gravité avec lesquels il relate ses mésaventures à répétitions, ses maigres succès, ses innombrables colères, rentrées ou exprimées. Mieux qu'un livre de souvenirs réussi, le Flâneur de l'Élysée tient du reportage inédit, in vivo, de l'autre côté du miroir de la présidence.
On pensait avoir tout vu et tout lu de l'énergie révoltée, du courroux chaleureux et de la poésie rédemptrice qui font, depuis longtemps, le talent et l'originalité de Basse. Erreur. Faute. Carton jaune! Nous étions loin du compte. Car c'est là, en goguette miraculeuse dans la tapisserie présidentielle, qu'il se surpasse, en presque trois cents pages à la fois hargneuses et tendres, lucides et hallucinées, emportées ou cocasses.
S'il lui est souvent arrivé de douter, s'il a connu, plus qu'à son tour, l'angoisse du conseiller au moment de rendre "sa copie", qu'il se rassure, ce Flâneur de l'Élysée est son plus beau, son plus juste, son plus émouvant et indispensable discours.
Le Flâneur de l'Elysée. Ed Stock. 272 pp. 19€
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