Alzheimer : "Elle parlait et soudain, son esprit partait ailleurs"

Alzheimer : "Elle parlait et soudain, son esprit partait ailleurs"
Une femme malade d'alzheimer raconte la maladie. (BURGER / PHANIE)

Pendant six mois, la journaliste Jacqueline Remy est allé recueillir le témoignage d’Eveleen Valadon, 79 ans, atteinte d’Alzheimer. Elle en a fait un livre qui bouscule les idées reçues.

Par emmanuelle anizon
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Pendant six mois, la journaliste Jacqueline Remy est allée recueillir le témoignage d’Eveleen Valadon, 79 ans, atteinte d’Alzheimer. Et en a fait un livre qui bouscule les idées reçues sur cette maladie (1). A "l’Obs", elle raconte les coulisses de ce face-à-face très particulier.

Pourquoi faire un livre avec une malade d’Alzheimer ?

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J’avais un proche malade d’Alzheimer. Il était d’abord dans le déni, le sujet était tabou, on n’en parlait pas. Quand il est entré au stade où il ne pouvait plus en parler, je me suis aperçue que je ne savais pas grand-chose de ce qu’il avait pu vivre. Il était passé du silence à l’oubli. J’avais une vraie frustration. On parle beaucoup de la maladie d’Alzheimer, mais sait-on ce que vivent ces malades de l’intérieur ?

 

Comment s'est faite la rencontre avec Eveleen ?

Je ne voulais pas quelqu’un de connu, la notoriété aurait masqué la maladie, mais une personne intelligente, à la vie intéressante, malade mais capable de se raconter. Eveleen est une ancienne prof d’anglais, devenue peintre, divorcée, vivant seule. Quand je l’ai rencontrée, elle était diagnostiquée depuis quatre ans, elle était autonome, quelqu’un venait deux heures par jour pour l’aider. Elle avait très envie de faire ce livre, elle voulait dépasser les stéréotypes faux, méprisants, et humiliants attachées à cette maladie.

Elle voulait montrer qu’on pouvait avoir Alzheimer sans être "zinzin", comme elle dit. La première fois qu’elle a acheté ses médicaments, elle a vu le mot "démence" sur la boîte. Ca l’avait abattu. C’était vertigineux pour elle. Elle se répétait : "Je ne suis pas démente !". Elle avait entendu aussi une émission qui parlait de l’agressivité des personnes atteintes de cette maladie, elle ne le supportait pas. L’Alzheimer trimbale une image négative. C’est une maladie honteuse qui ne se dit pas, qui se cache. La grande défense d’Eveleen était d’ailleurs de faire comme si elle n’était pas malade. 

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C'est difficile, d'écrire un livre avec quelqu’un qui perd la mémoire ?

J’ai vu Eveleen chaque semaine, de janvier à juillet. Ce n’était pas toujours facile, elle n’était jamais sûre de la date où on devait se voir, se trompait dans les jours, les heures. Je lui notais nos rendez-vous sur un post-it, que je laissais sur sa table basse. Elle perdait son code de téléphone portable, et ne pouvait plus décrocher quand je l’appelais. Elle oubliait mon prénom au début, ce qui n’a plus été le cas ensuite. Aujourd’hui, quand je l’appelle, elle se souvient de moi.

Les entretiens étaient forcément décousus, car elle perd la mémoire immédiate. Elle parlait, soudain son esprit partait ailleurs, revenait. Elle me demandait : 'Est ce que je vous l’ai déjà dit ça ?', alors qu’elle en avait parlé cinq minutes avant. Il lui arrivait de me raconter des anecdotes en boucle, il y en a que j’ai entendues cinquante fois… C’est encore arrivé la dernière fois, au téléphone, sur une anecdote pourtant écrite dans le livre. Je le lui ai fait remarquer, on en a ri. 

Eveleen a voulu arrêter à un moment votre projet. Pourquoi ?

Sa fille un jour m’a appelée pour me dire qu’elle voulait tout arrêter. J’étais étonnée car nos entretiens se passaient bien, elle avait l’air heureuse de me voir. Puis Eveleen m’a rappelée trois semaines après en s’excusant. Elle m’a d’abord dit : 'C’est cause de ma grippe'. Et puis elle m’a avoué la vérité : nos entretiens l’épuisaient car elle était avec moi comme avec les autres, en représentation. Elle faisaient 'comme si' ça allait bien, elle faisait semblant, essayait de masquer ses failles, ses oublis. Ça lui demandait une énergie folle. Elle m’a dit aussi que 'parler de la douleur décuplait la douleur'. Ca la mettait dans des états d’angoisse très forts. Mais elle a décidé de continuer quand même. Elle s’est plus lâchée, elle ne s’est plus cachée.

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Avec Eveleen, on découvre qu'Alzheimer, ce n'est pas qu'une question de mémoire...

On croit qu’Alzheimer, c’est l’oubli. Mais c’est la mémoire immédiate qui s’en va, pas celle du passé. Eveleen a du mal à penser en continu. En revanche, elle se souvient très précisément de son passé. Elle s’y accroche. Elle dit souvent que ce passé, c’est 'sa maison en dur', alors qu’elle vit aujourd’hui 'dans une maison sur pilotis'. Hier, c’était vraiment elle, aujourd’hui, elle n’est pas sûre de qui elle est, elle flotte. 

Elle ne se reconnaît pas dans la femme qu’elle est aujourd’hui, elle le vit comme un dédoublement. Elle dit qu’elle essaie d’adopter cette nouvelle Eveleen, de ne pas s’énerver contre elle, de ne pas lui en vouloir. Elle essaie de vivre bien avec cette personne qui n’est pas vraiment elle, peureuse, désorientée, angoissée. Elle se regarde avec stupéfaction ouvrir un jour son frigo, et ne pas arriver à décoder ce qu’il y a dans son frigidaire. Elle sait pourtant qu’elle a su un jour, à quoi servait ce frigo. C’est très angoissant.

Outre l'angoisse, cette maladie épuise.

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Oui, Eveleen n’arrive plus à se concentrer. Elle qui a été une grande lectrice, qui a écrit des manuscrits, ne peut plus lire que quelques lignes d’affilée. Elle lutte contre cet épuisement qui l’attriste. Elle se protège. Elle dort beaucoup, volontairement. Elle ne veut pas avoir plus d’une activité par jour. Elle est très accrochée aux balises temporelles qui constituent ses seuls repères, ses cours d’arthérapie, sa visite chez l’orthophoniste…

Pendant ces mois, j’ai mesuré combien cette maladie l’a rendue hypersensible. Elle écoute beaucoup de musique, en totale immersion. Chaque petit événement peut la déstabiliser complètement. Mais Eveleen, malade d’Alzheimer n’est pas une enfant, contrairement au regard qu'on porte souvent sur elle et sur les malades d’Alzheimer. C’est une adulte qui a besoin d’être accompagnée dans sa bataille, embarquée dans une aventure que personne ne maîtrise, qui peut durer très longtemps, être riche en surprises et rebondissements, même si on sait qu’elle finira mal.

Propos recueillis par Emmanuelle Anizon

(1) "Mes pensées sont des papillons. Une malade d’Alzheimer raconte", Eveleen Valadon, avec Jacqueline Remy. Editions Kero.

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