C’était le journal d’une époque. Le Village Voice, hebdomadaire légendaire du New York alternatif, a paru le 21 septembre pour la dernière fois, après soixante-deux ans d’existence. L’édition du magazine sera désormais entièrement numérique, comme l’avait annoncé Voice Media Group, le 22 août.
Pour cette dernière édition, la rédaction a choisi de mettre à la « une » une photographie de Bob Dylan faisant un signe d’adieu. Elle avait été prise en 1965, près des anciens bureaux du Village Voice, à Sheridan Square, dans Greenwich Village. A l’époque de sa fondation, en 1955, Greenwich Village est le cœur de la bohème new-yorkaise où se croisent artistes, poètes, marginaux.
Antithèse du « New Yorker »
Le magazine passe en revue l’actualité et la vie culturelle de New York. On y lit à la fois des reportages, la gazette des spectacles, et la liste des meilleurs restaurants. Au moment de sa fondation, le Village Voice recrute parmi les plus célèbres journalistes du moment – le magazine est cofondé par Norman Mailer, écrivain aussi talentueux que colérique, connu pour son opposition, dans les années 1960, à la guerre du Vietnam.
Au début de son existence, le Village Voice se fait l’écho de l’effervescence littéraire de la Beat generation, dont les membres les plus éminents, comme Jack Kerouac, vivent dans le quartier. Plus tard, alors qu’il se transforme en porte-voix des minorités, il abrite également les premiers articles de Nora Ephron, journaliste qui deviendra ensuite scénariste de films éminemment new-yorkais, et progressistes dans leur manière de représenter les femmes, comme Quand Harry rencontre Sally (1989). De nombreuses carrières ont ainsi commencé au Village Voice, dont celle de Lester Bangs, critique de rock célèbre outre-Atlantique pour son style déjanté.
Le Village Voice est un peu conçu comme l’antithèse du New Yorker, l’autre magazine culturel new-yorkais, dont la réputation n’est plus à faire à l’époque où son cadet voit le jour (le New Yorker existe depuis 1925). Face à cet aîné qui cultive une sophistication empreinte d’un peu de snobisme, il revendique un ton plus jeune, plus actuel, plus iconoclaste. Le Village Voice se veut surtout la voix de la communauté artistique, des minorités, des outcasts (« marginaux »), lorsque le New Yorker est par excellence le magazine de la bourgeoisie intellectuelle. Le New York Times le résume ainsi : « Dans la dernière partie du siècle, mais avant la série “Sex and the City”, c’est en lisant le Village Voice que beaucoup de New-Yorkais ont appris à être New-Yorkais. »
Greenwich Village, la bohème gentrifiée
Le Village Voice est aussi emblématique d’un quartier, Greenwich Village, traversé de part en part par Christopher Street, la rue où se trouvent, dans les années 1960, les bars de la communauté gay de New York. Parmi eux, le Stonewall Inn, emblématique de la révolte de 1969 contre le harcèlement policier que subissent alors les homosexuels. C’est donc par proximité avec ce quartier artiste et « gay friendly », que le Village Voice a construit son identité actuelle de porte-voix du mouvement pour les droits des LGBT.
Dans Greenwich Village et ailleurs, les distributeurs de journaux gratuits (rouges pour le Village Voice) déversaient chaque mercredi l’épais magazine, grossi par des dizaines de pages de publicité censées permettre de financer sa diffusion, le Village Voice étant devenu gratuit en 1996 pour résister à la concurrence de nouveaux rivaux comme Time Out New York. Dans un communiqué annonçant l’arrêt de la diffusion papier, le nouveau propriétaire du magazine, Peter D. Barbey, a annoncé que le tout numérique devait permettre de toucher le public « plus d’une fois par semaine ». Le site, refondu au cours de l’été, a ainsi enregistré une hausse de fréquentation. « Les habitudes ont changé », notait-il. Cette semaine, alors que le dernier numéro est déjà épuisé dans les fameux distributeurs rouges, la « une » du site annonce, ironique : « Vous êtes probablement en train de lire ce contenu sur un support numérique. »
Les habitudes ont changé, ainsi que le quartier auquel le Village Voice était si étroitement lié. Comme le soulignait le New York Times peu après l’annonce de l’arrêt de sa diffusion, « le magazine papier était aussi l’artefact d’un monde, celui du sud de Manhattan, qui n’existe plus ». Il y a bien longtemps en effet que Greenwich Village n’est plus un quartier bohème et peu coûteux. Aujourd’hui d’ailleurs, le Village Voice est loin d’être seulement la gazette d’un quartier qui a changé sous l’effet de la gentrification rapide de Manhattan dans les années 1980. Un rapide tour de la page consacrée aux restaurants donne une idée d’où se situent les lieux à la mode en ce moment. Sans surprise du côté de Brooklyn, plutôt que dans l’ancien temple de la bohème.
Plus de regrets en ligne que dans la rue
Sur les réseaux sociaux, les lecteurs du magazine ont regretté sa disparition, sans oublier de s’entre-accuser d’hypocrisie, lorsque l’on regrette un magazine qu’on ne consulte plus soi-même depuis bien longtemps.
« Tous ceux qui pleurent la dernière édition papier du Village Voice devraient avouer publiquement quand ils ont lu le magazine pour la dernière fois. »
Mais dans les rues de Greenwich Village ? Le New York Times avait bien du mal, à la fin du mois d’août, à trouver un ancien lecteur pour s’émouvoir. Un commerçant du quartier s’amusait même : « Uber est en train de tuer les taxis, et vous, la disparition du Village Voice vous empêche de dormir ? » Le coiffeur de 60 ans se souvient d’une époque où les gens se précipitaient pour récupérer leur exemplaire chaque mercredi. Ces dernières années, il en restait une pile généreuse, chaque semaine, délaissée par les passants.
Mais comme le rappelle le New York Times, se plaindre de la mort de l’époque précédant la sienne a toujours été l’un des sports préférés des lecteurs du Village Voice, qui ne cessaient d’en déplorer l’affaiblissement qualitatif. Râler contre le tout numérique et « la fin d’une époque » est donc, on s’en doute, un passage obligé.
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