Giorgio Morandi, un chef-d'œuvre de patience et de silence

Une bouteille, un pot, un verre. Rien. Seule varie la lumière. En l’observant bien, pourtant, ce rien-là doucement se métamorphose…

Par Olivier Cena

Publié le 23 septembre 2017 à 20h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h41

Sur le mur de la galerie est inscrite une citation du peintre italien Giorgio Morandi : « Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien en voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit. » Toute sa vie, Morandi aura donc très bien regardé ce qu’il voyait puisqu’il a, de sa naissance en 1890 jusqu’à sa mort en 1964, toujours vécu à Bologne — et, à partir de 1909, dans le même appartement familial de la via Fondazza, qu’il partageait avec sa mère et ses trois sœurs. Et que regardait-il avec tant d’attention et de persévérance ?

Quelques pots, des bouteilles, des verres, des boîtes, ce qu’il avait sous la main et qu’il disposait sur une table — rien. A sa mort, on découvrit dans sa chambre simplement meublée d’un lit et d’une petite table son matériel de peinture et ces objets qu’il ne cessa d’assembler, variant imperceptiblement les compositions d’une précision absolue, bougeant parfois la table collée contre le mur ou coincée dans un angle, mais conservant toujours la même position face à son modèle : de face et légèrement en surplomb. Seule alors variait la lumière, selon le temps, l’heure, la saison et l’emplacement de la table. Et cette lumière tombant sur les bouteilles et les boîtes — ses qualités, ses subtilités, ses teintes — obsédait Morandi comme, tombant sur un étang, elle obséda Monet (les Nymphéas), ou sur une montagne Cézanne (la Sainte-Victoire).

Aussi, bien qu’il fût intéressé très jeune par Cézanne et le cubisme, bien qu’il ait suivi en 1914 les futuristes italiens (desquels il s’éloigna aussitôt), puis aussi brièvement Giorgio De Chirico en 1918, on comprend le peu d’influence qu’eurent les mouvements modernes sur sa peinture. On pense à Giacometti : même dénuement, même indifférence aux honneurs (il reçut pourtant le Grand Prix de la Biennale de Venise en 1948), même regard singulier sur le monde, même volonté désespérée de savoir non pas comment sont les choses (les êtres, pour Giacometti) mais comment il les voit. Et pour exprimer ce qu’il voit, Morandi montre dans sa peinture une sobriété admirable : couleurs pâles, subtiles, à la limite de la grisaille et parfois opposées à un blanc éclatant (gris bleuté, verts, orangés, ocre clair, violine), petits formats, dessin schématique proche de la silhouette conférant aux objets un aspect irréel.

L’absence de clair-obscur, la pâte légèrement granuleuse, les coloris, évoquent les fresques du Quattrocento en partie effacées, celles de Giotto, de Piero della Francesca, ou de Masaccio, que le peintre découvrit en 1910 lors de ses études aux Beaux-Arts de Bologne. Morandi est un médiéval attardé. C’est pourquoi son œuvre impose le silence et la patience. A l’exemple des fresques anciennes, sa lumière se ré- vèle lentement, peu disposée à satisfaire la rapidité des regards contemporains. Alors l’apparente monotonie se métamorphose : les teintes se précisent, les objets disparaissent, s’imbriquent les uns dans les autres, se superposent, se joignent, se fondent en un rythme poétique, abstrait et lumineux. Comme chez Matisse, le vide tient une place aussi importante que le plein, au point qu’il est parfois difficile, particulièrement dans les dessins, de les distinguer, soit que la lumière aveugle une partie du contour d’un objet, soit que l’espace séparant deux objets devienne lui-même le contour d’un nouvel objet imaginaire. Sous son apparente évidence, l’art de Morandi est une illusion. Seule sa gravure en taille-douce se veut réaliste.

Le trait y est précis, incisif. La lumière est sombre, comme chez Rembrandt ou Goya. Les bouteilles, les verres, les boîtes apparaissent détaillés, ombrés. Dans la gravure, contrairement à la peinture, la lumière naît de l’obscurité, de la plus ou moins grande densité des incisions que l’encre noire viendra combler. Aussi, pour la révéler, Morandi emprunte au classicisme français du XVIIe siècle, comme si la gravure, qui lui vaudra un nouveau Grand Prix, à la Biennale de São Paulo en 1953, représentait une sorte de magnifique travail préparatoire, une illusion plus fidèle de la réalité, que le dessin et la peinture se chargeront d’interpréter et de sacraliser. Parfois lui prenait l’envie d’un paysage, d’une vue des champs et des futaies des environs de Bologne, en particulier de Grizzana, au pied des Apennins, distant d’une trentaine de kilomètres, où la famille passait ses vacances et se réfugia durant la Seconde Guerre mondiale — village qui, comme Illiers se baptisa Illiers-Combray en l’honneur de Proust, prit en 1985 le nom de Grizzana Morandi.

On y décèle, dans la composition, l’influence de Cézanne, et dans les tons ocre jaune et verts, denses mais amatis, celle de Camille Corot — mais on pourrait aussi rapprocher ces paysages de ceux de son contemporain français Georges Bouche (1874-1941), peintre aujourd’hui malheureusement oublié. Plus rarement Morandi peint un bouquet de fleurs. Ce ne sont pas ses meilleures œuvres — le plus souvent un petit bouquet dans un vase étroit à long col posé dans un espace vide, donnant le sentiment pénible d’une intense solitude —, pourtant l’harmonie de rouge-violet et de blanc (Fiori, 1942) ici présentée, vue en contreplongée sur un fond terreux, possède en dépit de sa simplicité la splendeur du premier Pot de fleurs de Delacroix de 1833. Mais les fleurs n’ont pas la géométrie des objets et des paysages ; elles n’ont pas leur impassibilité, leur sobriété, leur modestie, leur banalité en somme, qui permet au peintre d’exprimer sa poésie singulière, de s’abstraire du réel pour révéler, à partir de ce rien-là, tout ce qui fait la beauté et la grandeur du monde et qui nous émerveille : la lumière. Seul dans sa chambre de Bologne durant quarante ans, Morandi fut un héros. 

Giorgio Morandi, jusqu’au 7 octobre, à la galerie Karsten-Greve, Paris 3e. 

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