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Redécouvrir la pensée de Jacques Ellul, pionnier de la décroissance

Jacques Ellul. Jan van Boeckel/Wikimedia, CC BY-SA

Pour Jacques Ellul, pionnier de l’écologie politique, la technique ne se réduit ni à la machine grossière du siècle dernier ni au gadget sophistiqué : il la définit comme la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines. Si l’importance de ce penseur au sein du panthéon de l’écologie politique et de la décroissance est admise sans conteste (encore récemment par des auteurs aussi divers que Serge Audier dans La société écologique et ses ennemis ou Frédéric Dufoing dans Vers un écologisme chrétien), on se plaît parfois à souligner le paradoxe selon lequel il aurait finalement très peu écrit sur ce sujet. Ce paradoxe n’est qu’apparent, comme nous avons essayé de le montrer, mais là n’est pas l’essentiel.

Sacralisation de la technique

Si La Technique ou l’enjeu du siècle (1954) est cité parmi les dix références bibliographiques de l’article séminal d’Arne Naess « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement. A Summary » (1973) ou si les œuvres d’Ellul trônaient en bonne place sur la page « Classiques et références » – aux côtés de celles d’André Gorz, Bernard Charbonneau, Ivan Illich et René Dumont – du site du parti Les Verts, du temps où ses dirigeants se préoccupaient davantage de diffuser des idées que d’obtenir des postes, c’est parce qu’aussi bien le théoricien de la Deep Ecology que les leaders écologistes de l’époque avaient compris qu’en plaçant la puissance technicienne au cœur de sa critique sociale, en dénonçant la démesure et l’artificialisme de nos sociétés contemporaines indépendamment de leurs référentiels idéologiques, Ellul ne prend pas l’objet technique en soi pour l’ennemi de la nature mais fait de la sacralisation de la technique moderne un obstacle à la liberté humaine aussi dangereux que l’aliénation économique analysée par Marx.

Selon lui, c’est l’idéologie techniciste (l’idée selon laquelle la technique nous sauvera des problèmes engendrés par la technique) qu’il faut combattre. C’est l’éthique technicienne – tout ce qui peut (techniquement) se faire doit (moralement) être fait – qu’il convient de refuser. C’est le credo des sociétés techniciennes fondé sur le culte de la performance et de l’efficacité à tout prix qui, après avoir colonisé les esprits, finira par s’insinuer dans les corps (human enhancement, biotechnologies et transhumanisme). Au nom du progrès technique, l’homme est devenu l’instrument de ses instruments, le moyen s’est transformé en fin, la nécessité s’est érigée en vertu.

Désir de jouissance matérielle

En outre, avec son ami Bernard Charbonneau, par le biais de ses « Directives pour un manifeste personnaliste » (1935), Ellul est directement à l’origine de la première proposition occidentale de réduction volontaire de la croissance économique. Il a 23 ans lorsqu’il écrit :

« L’homme crève d’un désir exalté de jouissance matérielle, et pour certains de ne pas avoir cette jouissance. »

Comment ne pas songer ici à ce qui sera théorisé ultérieurement sous les concepts de société de consommation et d’économie duale ? On retiendra également le procès du productivisme en 1935, dans une période de crise mondiale où la production industrielle française était encore très inférieure à son niveau de 1928. Le projet de « cité ascétique » privilégiait le qualitatif au détriment du quantitatif, l’être au lieu de l’avoir. Travailler et consommer moins pour vivre mieux ! D’ailleurs, Ivan Illich reconnaîtra sa dette envers le Bordelais qui lui avait permis, disait-il, de concevoir ses notions de seuil et d’austérité conviviale.

Les concepts de simplicité volontaire et d’abondance frugale développés ultérieurement par les décroissantistes s’inscriront explicitement dans cette double filiation.

Ellul s’est par ailleurs inquiété très tôt de voir se surajouter au milieu naturel une seconde nature, un milieu naturel technicisé qui inexorablement recouvre, envahit, réduit, absorbe, détruit le milieu naturel dont l’homme a besoin pour éprouver concrètement sa liberté. Si en éthicien Ellul n’a jamais cessé de dire qu’il ne croyait pas à l’existence d’une nature humaine intangible, si en historien il a constamment rappelé que la plupart des paysages qui nous semblent aujourd’hui naturels avaient subi l’empreinte humaine, si son intention n’était pas de placer la nature sous cloche, pas même de créer des réserves naturelles ou des sites protégés pour les promenades dominicales, son écologisme n’en était pas moins radical. Conscient dès l’origine du caractère illusoire et dilatoire des politiques de protection de l’environnement, il savait que pour instaurer, au quotidien, des conditions de vie naturelles au sein de nos sociétés il fallait rompre radicalement avec la logique productiviste sur laquelle elles reposaient.

Christianisme et crise écologique

Ses convictions étaient d’autant plus profondes en la matière qu’il portait son combat également sur le terrain théologique. Ellul réfute en effet la thèse – très répandue depuis le fameux article de Lynn White – selon laquelle le christianisme, « religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue » – serait à l’origine de la crise écologique. Ellul conteste l’interprétation dominante de la Genèse utilisée comme fondement moral de la maîtrise absolue de l’homme sur le reste de la création et instrument de légitimation de sa prétendue puissance démiurgique. Selon lui, le « remplissez la terre, soumettez-la et dominez sur les poissons, les oiseaux et sur tout animal » du second récit de la Création doit être mis en parallèle avec le premier, dans lequel Dieu invite l’homme à nommer librement les animaux.

Nulle part il n’est dit que l’homme peut utiliser le monde à son gré et l’exploiter jusqu’à la destruction. Dieu permet à l’homme de s’approprier des choses, mais il fixe aussi les limites. Il ne donne pas à l’homme un pouvoir illimité sur la création puisque qu’il doit manifester au monde créé par Dieu le même amour.

D’après le théologien, l’homme étant à l’image de Dieu, il doit diriger la terre comme Dieu dirige la création. Il doit ainsi dominer par amour et non par la contrainte. C’est seulement après la nouvelle alliance que l’homme est autorisé à tuer l’animal pour se nourrir et qu’il devient pour ce dernier un sujet de crainte et d’effroi. Mais le penseur prévient que tuer un animal reste toujours à la limite du meurtre.

Ellul interprète les lois et coutumes prescrites dans la Bible comme autant de façons de rappeler à l’homme qu’il n’est qu’un invité sur la terre dont Yahvé est l’unique propriétaire. S’il les viole, s’il franchit toutes les bornes, s’il ignore toute limite, s’il empoisonne l’eau, le sol et l’air, s’il pille la mer jusqu’au fond des océans, s’il torture les animaux, s’il détruit jusqu’aux grands fauves qui le menaçaient jadis, alors Dieu se contentera de laisser faire. Et la sanction viendra naturellement, si l’on ose dire. Ainsi donc dans l’œuvre d’Ellul, le chrétien rejoint-il le citoyen épris de nature et de liberté.

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