Le mardi matin, Margaux apporte son linge sale chez la voisine de la rue d’à côté. Pour trois euros, celle-ci «loue» sa machine sur le site Lamachineduvoisin. L’après-midi, elle promène le chien d’un retraité grâce à Pwiic. L’an dernier, elle a échangé sa maison avec un couple du Pays Basque pour les vacances et a investi 50 euros dans un jeu de cartes éducatif sur Ulule.

Jamais l’économie collaborative ne s’est aussi bien portée. En 2013, 52% de la population française avait réalisé des transactions (achats ou ventes de biens) entre particuliers via des plateformes, selon l’Ademe. Un chiffre sans doute bien plus important aujourd’hui. Le montant des transactions réalisé via ces plateformes en Europe dépasse les 28 milliards d’euros et pourrait être multiplié par 20 pour atteindre 570 milliards d’euros d’ici 2025, anticipe PwC.

«Aujourd’hui il est plus facile de trouver des clients qu’un emploi»

Si l’expansion de «l’économie du partage» est si importante, c’est qu’elle répond à de multiples attentes de la société. «Des valeurs comme la solidarité et le partage sont particulièrement prisées par les nouvelles générations et reviennent à la mode», assurent Dominique Schalchli (Accorderie de Montpellier) et Marie Treppoz (fondatrice de Welp), dans une tribune du Monde. «Un nombre croissant de Français n’adhère plus au modèle de consommation fondé sur le «posséder toujours plus».

Mais si les pionniers du secteur ont bien été guidés par cet esprit, c’est plus prosaïquement la baisse du pouvoir d’achat qui a poussé autant de sites à se lancer. «Je peux gagner jusqu’à 500 euros de complément par mois», témoigne ainsi Rémy, informaticien dans la banlieue d’Annecy et plombier amateur sur YoupiJob. C’est enfin la technologie qui a facilité la mise en relation entre l’offre et le besoin. «Aujourd’hui il est plus facile de trouver des clients qu’un emploi», assurent Arthur Millerand et Michel Leclerc, avocats spécialisés et fondateurs du blog droitdupartage.

Une professionnalisation croissante

Du coup, les belles valeurs d’humanisme et de partage ont peu à peu cédé la place à un véritable business. Sur Airbnb, certains propriétaires sont de véritables hôteliers professionnels gérant jusqu’à une vingtaine d’appartements exclusivement dédiés à la location touristique. 50% des chauffeurs d’UberX en France travaillent plus de 30 heures par semaine et 71% en retirent la majeure partie de leurs revenus, d’après la Dares. Sur Le Bon Coin, on trouve autant de particuliers que de marchands professionnels qui utilisent le site comme une boutique virtuelle.

Cette évolution énerve profondément les professionnels. Le Groupement national des indépendants de l'hôtellerie restauration (GNI) a ainsi porté plainte en mai 2017 contre deux hôtes de Vizeat et VoulezVousDiner, deux sites permettant d’accueillir des inconnus chez soi pour partager un repas et qualifiés des «restaurants clandestins». «Les sommes versées ne sont plus de la participation, mais de la rémunération», s’énerve Didier Chenet, le président du GNI.

«Quoi de commun entre un chauffeur travaillant 50 heures par semaine pour Uber et un conducteur pratiquant le covoiturage ?»

Pour tenter de mettre un peu d’orde dans tout ça, plusieurs lois ont récemment été votées. la Loi Travail, du 9 août 2016, fixe certaines obligations des plateformes par rapport aux travailleurs indépendants. Elles doivent par exemple prendre en charge les frais d’assurance couvrant les risques d’accidents du travail ou participer à leur formation professionnelle. A Paris, les particuliers louant leur bien sur Airbnb ou d’autres plateformes doivent faire une déclaration préalable auprès des services de la ville. A Barcelone, il est interdit de louer son appartement plus de 31 jours d’affilée et Berlin a carrément proscrit la location en l’absence du propriétaire.

La difficulté à établir une règlementation tient à l’hétérogénéité des profils. «Quoi de commun entre un particulier occupant un emploi à temps plein qui loue son appartement sur Airbnb pendant les vacances, un chauffeur travaillant 50 heures par semaine pour Uber et un conducteur pratiquant le covoiturage» interroge ainsi Olivia Montel, chargée d’études économiques à la Dares et auteur d’un rapport sur l’économie des plateformes.

«L’ubérisation trahit la promesse de l’économie du partage»

Au-delà des problèmes juridiques, les «puristes» dénoncent la dérive «capitaliste» d’un idéal de société. «Faire partie de la communauté Airbnb, c’est comme être client de Leroy Merlin avec une carte de fidélité, rien de plus», raille Hugues Sibille, président du Labo de l’économie sociale et solidaire.

«L’ubérisation trahit la promesse de l’économie du partage», s’insurge également Matthieu Heslouin, le fondateur de VoulezVousDiner. «Cette tendance porte préjudice à l’ensemble de l’économie collaborative dont la promesse initiale est bien le partage et l’échange entre particuliers». Dominique Schalchli et Marie Treppoz, qui vont dans le même sens, plaident eux pour la reconnaissance de la notion «d’entraide civile», qui fournirait un socle juridique aux entreprises collaboratives.

En attendant, certains résistent toujours à la «marchandisation», comme le montre le succès de Wikipédia, où les contributeurs écrivent encore bénévolement, ou de Couchsurfing, où les séjours sont entièrement gratuits. Mais ces exemples risquent de rester des cas isolés. Marc-David Choukroun, fondateur de La Ruche qui dit Oui (mise ne relation de producteurs locaux et de consommateurs) en 2011, a finalement renoncé à la forme coopérative en raison des lourdeurs de gouvernance et des difficultés à lever des fonds. Car pour résister à la concurrence, mieux vaut avoir les reins solides. «Les plus grosses plateformes collaboratives emploient des centaines de développeurs. Mieux vaut donc se méfier du moralisme économique et des solutions toutes faites», met-il en garde. Et même si les plateformes se graissent la patte au passage, 85% de la valeur créée est tout de même captée par les particuliers qui fournissent leurs services.

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