Des années folles à la banalisation : la fabrique du mot "gay"

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Des années folles à la banalisation : la fabrique du mot "gay"

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La 1e "gay pride" en France, Paris, 25 juin 1977
La 1e "gay pride" en France, Paris, 25 juin 1977
© AFP - Stringer

previously. Alors que le film de Robin Campillo, "120 battements par minute", vient d'être choisi pour représenter la France aux Oscars, voici un retour sur l'histoire du mot "gay", qui remonte au début du XXe siècle aux Etats-Unis.

Quand on évoque l'histoire de l'homosexualité, on pense spontanément aux années 1970. Or pour envisager le terme "gay" et comprendre l'évolution de son sens à travers le temps, il faut faire un bond en arrière, et remonter jusqu'aux années 1920. "La Fabrique de l'Autre", c'est chaque mois dans La Fabrique de l'Histoire l'analyse d'un mot qui catégorise un groupe de gens, et une plongée dans l'histoire pour comprendre la genèse de ce terme. Alors que le film de Robin Campillo, 120 battements par minute, vient d'être choisi pour représenter la France aux Oscars, voici un retour sur l'histoire du mot "gay", qui remonte au début du XXe siècle.

De catégorie différenciante à l'intérieur même de la communauté homosexuelle aux Etats-Unis, le terme a progressivement servi à désigner l'ensemble de cette communauté. Un mouvement accéléré à la fin des années 1960, à la faveur des émeutes de Stonewall en 1969 à New-York. Dans la mémoire collective, bien au-delà des frontières américaines, cet événement signe le passage d'une communauté à un mouvement politique et social, dont "gay" devient l'emblème.

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1920 : "gay", ou l'américanisation de l'adjectif français "gai"

Selon l'historien américain George Chauncey, auteur d'ouvrages de références sur l'homosexualité masculine à New-York au 20e siècle, traduits en français il y a à peine une quinzaine d'années, le mot "gay" apparaît aux Etats-Unis au début du 20e siècle.

Le terme vient du français "gai", qui dans sa connotation sexuelle ramène à la prostitution : on parlait des "filles de joie", ou des "filles gaies". Dans les années 1920 et 30, "gay" en anglais renvoie à une certaine insouciance et à une liberté de mœurs, homosexuelle ou non. Chez les homosexuels, "gay" est aussi utilisé, souvent pour faire référence au caractère flamboyant ou extravagant de certaines tenues portées par ceux qui reprennent les codes de la féminité... L'ambiguïté de l'adjectif est typique de l'époque. George Chauncey montre que les premières décennies du 20e siècle étaient finalement plus ouvertes qu'on ne le pense, et que la vie homosexuelle était plus intégrée dans l'espace public urbain que dans les années 1960, très répressives.

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1940 : "gay" devient un nom commun

Dans les années 1940, le mot "gay" vient alors concurrencer d'autres termes qui coexistent jusque dans les années 1930-1940, et qui renvoient à autant de réalités plus ou moins exclusives les unes des autres.

Chauncey analyse surtout les mots que les homosexuels eux-mêmes s'approprient ou revendiquent pour s'auto-désigner. Et pour les comprendre, il faut se dire qu'avant les années 1960, c'est autour de la différence homme/femme que se construisaient les représentations, et non autour de la différence homo/hétéro.

Trois catégories désignant les hommes homosexuels coexistent alors :

  • Les "fairies", qu'on peut traduire par fées ou tantes, et qui désignent les homosexuels qui reprennent les codes féminins, de l'efféminement au travestissement. Le mot "queen" étant à peu près équivalent.
  • Les "trade", qui désignent des hommes qui acceptent des relations sexuelles avec des hommes, mais tout en affirmant leur virilité selon les codes de leur époque. C'est la figure du marin ou du soldat, idéal viril, désiré également par des femmes.
  • Les "queer", qu'on peut traduire par "bizarres" ou "exceptionnels" : cette catégorie émerge dans les classes moyennes, en réaction au côté très expressif des deux catégories précédentes… Par le mot queer, on souhaite dire qu'on est différent, mais sans véhémence.

Or, progressivement, dans les années 1940, le terme "gay" va se confondre avec "queer", même si pour certains, la connotation joyeuse du mot fait encore trop référence à la figure des "fairies", des folles.

1970 : la banalisation du mot "gay"

C'est au début des années 1970 que le terme gay va véritablement prendre l'acception qu'on lui connaît, à la faveur des émeutes de Stonewall aux Etats-Unis. A l'époque, l'homosexualité fait encore l'objet de discriminations inscrites dans la loi. Le 27 juin 1969, des homosexuels résistent à une descente de police anti-homo dans un bar de Manhattan, fréquenté majoritairement par des afro-américains et des portoricains. S'ensuivront plusieurs jours d'affrontements avec la police, qu'on appellera les émeutes de Stonewall, du nom de ce bar de Christopher Street. L'événement, qui signe la sortie de l'ombre pour de nombreux homos, va constituer la référence mémorielle d'une communauté qui est en train de se constituer.

Événement symbolique de la libération homosexuelle, Stonewall est surtout le point de départ d'une nouvelle forme de lutte, plus sociale et tournée vers les droits et l'égalité. Et c'est précisément à cette période que le mot "gay" se généralise, perdant son sens spécifique des débuts. Le terme, plus inclusif, diminue le caractère subversif traditionnellement attaché à l'homosexualité, et sert ainsi la création d'une communauté politique mieux identifiée, ne se limitant pas toujours à la seule homosexualités masculine.

C'est pour commémorer Stonewall qu'a lieu l'année suivante aux Etats-Unis la première Gay Pride, appelée alors le "Christopher Street Liberation Day", où homosexuels et hétérosexuels, hommes et femmes, manifestent pour leurs droits. Quelques années plus tard, le principe est repris ailleurs dans le monde. En France, les homosexuels commencent à marcher d'abord dans les défilés du 1er mai, à partir de 1971. Il faudra attendre 1977 pour qu'une première "gay pride" soit organisée.

L'arrivée du Sida dans la décennie suivante viendra ébranler et remettre en cause cette libération homosexuelle, tout en provoquant l'apparition de nouvelles formes de militantisme, et l'installation dans le langage, de l'acronyme LGBT.

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L'intérêt de travaux comme ceux de Chauncey, en retraçant notamment l'aventure du mot "gay", est de montrer, que comme toute histoire, celle de l'homosexualité contemporaine est faite de continuités et de ruptures. Et qu'elle reste pour beaucoup encore à écrire.