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Reportage

Kurdistan irakien : «Tellement de sang a coulé pour arriver à ce jour»

A Erbil, la population a voté avec enthousiasme lors du référendum sur l’indépendance du territoire. Mais certains habitants redoutent la réaction de Bagdad, Ankara et Téhéran.
par Luc Mathieu, envoyé spécial à Erbil
publié le 25 septembre 2017 à 19h46

Il y avait un air de fête lundi à Erbil. Rien d’ostentatoire, mais une forme de légèreté, d’espoir, de gens qui sourient et qui ont revêtu leurs habits des grands jours. Dès 8 heures, les minarets des mosquées et les cloches des églises ont appelé à voter. Calmement, sans bousculade, des files d’attente se sont peu à peu formées devant les écoles pour répondre «oui» ou «non» au référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien.

Le résultat, attendu dans quelques jours, est connu. Le «oui» gagnera. Les Kurdes n’en finissent plus d’espérer leur indépendance depuis 1920 et la conférence de Sèvres qui leur avait promis un territoire. Ils ne sont pas forcément d’accord sur la date choisie pour le scrutin, jugée précipitée et décidée par le seul Massoud Barzani, l’omnipotent président de la région et chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Ils s’inquiètent aussi des violentes réactions des pays voisins, l’Iran et la Turquie, et des menaces du pouvoir irakien de Bagdad. Mais aucun parti kurde, même le laïc Gorran, farouchement opposé au PDK, n’a appelé à voter «non».

Encrier bleu

Dans la cour d'une école du quartier populaire d'Ari, à Erbil, Mahabat, une institutrice de 23 ans, ne peut s'empêcher de rire quand on lui demande ce qu'elle a choisi : «Le oui, évidemment !» Elle vient de sortir d'une petite salle de classe transformée en bureau de vote. Elle a donné sa carte d'identité et pris le large bulletin où était écrite en quatre langues (kurde, arabe, turc et assyrien) la question : «Voulez-vous que le Kurdistan et les zones kurdes situées à l'extérieur de la région autonome deviennent un Etat indépendant ?» La question est longue, car le vote ne concerne pas que la région définie dans ses frontières de 2003, mais aussi les zones que se disputent depuis lors Erbil et le gouvernement irakien, telle Kirkouk (lire ci-contre). La jeune femme s'est ensuite rendue derrière un isoloir en carton, avant de glisser son bulletin dans une urne en plastique et son doigt dans un encrier bleu, preuve qu'elle a voté.

«Je suis ravie, c'est un moment incroyable. Il y a eu tellement de sacrifices, tellement de sang qui a coulé pour arriver jusqu'à ce jour. Les mères des martyrs peuvent se réjouir», dit Mahabat. L'institutrice aux longs cheveux roux s'est habillée «comme pour un jour de fête», tunique colorée, boucles d'oreille en forme de marguerite, fond de teint et yeux maquillés. Elle montre ses mains en riant ; ses ongles sont peints aux couleurs du drapeau kurde. «Personne ne va voter "non" à Erbil, soyez-en sûr», dit-elle en partant.

L'ambiance est moins joyeuse dans le quartier chrétien d'Ankawa. Mais les discours et les votes annoncés sont les mêmes. Un homme d'une cinquantaine d'années sort de l'école Hamorabi. Arménien et catholique, il vivait et travaillait pour le Croissant-Rouge à Bagdad avant de recevoir, fin 2010, une enveloppe contenant une balle et un ultimatum : «Soit tu t'en vas, soit on te tue, toi et ta famille.» Il s'est installé juste après à Erbil mais ne veut pas dire son nom : il a toujours des proches dans la capitale irakienne. «Je ne suis pas kurde, mais j'ai voté pour l'indépendance. Je vis bien ici, je suis en sécurité, je ne veux pas partir.» Il assure ne pas craindre les représailles du gouvernement irakien, rendu furieux par le vote d'indépendance. «De toute façon, on a toujours eu des problèmes avec Bagdad. Il n'y a rien de nouveau.»

Asphyxier

Pourtant, les menaces contre le Kurdistan se sont encore amplifiées. Lundi, le Parlement irakien a demandé l’envoi de troupes dans les zones disputées. Bagdad a également ordonné qu’Erbil lui rende le contrôle de ses postes-frontières et de ses aéroports. Les pays étrangers sont incités à ne plus traiter qu’avec l’Irak pour les achats de pétrole.

La Turquie, où vit une minorité kurde, entend elle aussi asphyxier le Kurdistan irakien. «Des mesures seront prises cette semaine. Les entrées et sorties [à la frontière] seront fermées», a déclaré lundi le président Recep Tayyip Erdogan. «Voyons par quels canaux et à qui le Kurdistan irakien vendra son pétrole. Les vannes sont chez nous. Une fois que nous fermons les vannes, c'est fini», a-t-il ajouté. La quasi-totalité des 600 000 barils extraits chaque jour par le gouvernement kurde transite par un oléoduc qui débouche dans le port de Ceyhan, dans le sud de la Turquie. L'Iran n'entend pas non plus laisser Erbil susciter des velléités de séparatisme de sa propre population kurde. Les liaisons aériennes ont été suspendues. Téhéran dispose en outre d'un redoutable pouvoir de déstabilisation avec les milices chiites qu'il contrôle en Irak.

A la sortie de l'école d'Ankawa, Gorgis Jacob, 69 ans et un doigt bleu après avoir voté «oui», ne semblait pour autant pas inquiet. «Il y a toujours des solutions. Si un pays ne veut plus de relations avec nous, nous en trouverons d'autres. Barzani a forcément un plan, il ne nous laissera pas mourir de faim. Tout va bien se passer.»

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