Mélenchon, les nazis et l’histoire : la fin et les moyens

Le moins qu’on puisse dire, c’est que si le but était d’occuper les conversations et d’accaparer le débat, c’est réussi. En lançant "Monsieur le président, il vous reste à consulter l'histoire de France pour apprendre que c'est la rue qui a abattu les rois, c'est la rue qui a abattu les nazis, c'est la rue qui a protégé la République contre les généraux félons en 1962 [1]… », Jean-Luc Mélenchon a une fois encore occupé l’espace médiatique, quitte à prendre de sérieuses distances avec l’histoire.

Les soutiens de Jean-Luc Mélenchon ont tenté d’expliquer ou de préciser la formule du député de Marseille, mais non, non et trois fois non : « la rue » n’a pas « battu le nazisme ». C’est au mieux partiel, au pire mensonger et toutes les protestations de ses soutiens prêts à jurer que leur leader n’a pas prononcé un discours que chacun a pu l’entendre lire n’y changeront rien. Et le tribun de la France Insoumise n’a pas l’excuse  d’avoir lancé cette expression préparée et lue dans le feu d’un débat. Jean-Luc Mélenchon est un homme politique assez historiquement cultivé pour avoir ciselé cette phrase en toute conscience.

Pour la justifier, plusieurs soutiens du tribun de La France Insoumise ont alors expliqué que l’allusion ne concernait pas le nazisme tout entier, ni même le nazisme en France, mais… Paris. « Jean-Luc faisait référence à la Résistance et la mobilisation populaire qui a notamment permis la libération de Paris » a ainsi avancé le député Éric Coquerel. « Les Parisiens ont libéré Paris de l'occupation nazie, c'est le peuple qui l'a fait », a appuyé Alexis Corbière, autre élu FI.

Soit : admettons qu’emporté par son élan, le député de Marseille n’ait en effet voulu faire référence qu’au seul cas parisien, oubliant commodément de le préciser dans un passage où il invitait pourtant Emmanuel Macron à « consulter l’histoire de France » et pas celle de Paris.

La libération de Paris, par la rue ?

Le problème, c’est que l’affirmation est toujours aussi fausse, ou plutôt incomplète. Au passage, il serait tout aussi faux de dire que la rue n’a eu aucun rôle. Il a même été important. De simples citoyens, des habitants qui ne s’étaient jusque là pas engagés se sont en effet soulevés, au prix de leur vie souvent.

Mais Paris ne s’est pas libéré tout seul, hors-sol et par la rue seule. C’est bien l’avancée rapide des armées alliées, à nouveau en mouvement à la mi-août 1944 après plusieurs semaines de relatif immobilisme en Normandie, qui crée un contexte favorable à une insurrection parisienne. Les réseaux résistants étaient partagés sur la question de l’appel au soulèvement, beaucoup redoutant un bain de sang.

Le 10 août, les cheminots ouvrent le bal en se mettant en grève, suivis des salariés du métro, des gendarmes, des policiers et des postiers, avant que la grève générale ne soit lancée le 18 août par la CGT et la CFTC, soutenues par le Conseil National de la Résistance. C’est là et seulement là que l’appel à l’insurrection des Parisiens est lancée par Rol-Tanguy, chef des FFI pour l’Ile-de-France, qui leur demande de rejoindre les FFI.

Le 19 août, ce ne sont pas des grévistes ou des citoyens ordinaires qui engagent le combat, mais bien des policiers : 2 000 hommes qui prennent la Préfecture de Police et se mettent aux ordres de Rol-Tanguy avant de participer à la prise de l’Hôtel de Ville le 20. Le même jour, Rol-Tanguy appelle les Parisiens à des patrouilles dans Paris, à l’occupation des bâtiments publics, des usines et des gares dans un but précis : « ouvrir la voie de Paris aux armées alliées victorieuses et les y accueillir ».

Dans la soirée du 21 août, que les premières barricades sont édifiées au carrefour Saint-Germain-Saint-Michel. Le 22, Rol-Tanguy fait afficher un nouvel appel: « Tous aux barricades! ». Le même jour, la presse, enfin libre, fournit des sortes de modes d’emploi pour les construire : près de 600 barricades surgissent un peu partout.

Le 23, une bonne partie de Paris est aux mains des Parisiens, avec un léger détail : ils n’ont que peu de munitions, pas assez en tout cas pour tenir longtemps. La résistance intérieure fait passer le message aux Alliés : de Gaulle et Leclerc, forçant la main aux Américains qui souhaitaient initialement contourner Paris, lancent la 2e division blindée vers la capitale. Le 24 août, les premiers éléments des troupes de Leclerc entrent dans Paris : le capitaine Dronne – qui avait pour la petite histoire peint la phrase « Morts aux cons » sur sa jeep – avec 150 hommes et quelques blindés. La compagnie pénètre dans Paris par la porte d’Italie, franchit le pont d’Austerlitz et longe les quais de la Seine jusqu’à l’Hôtel de Ville où elle arrive vers 22 heures.

Paris est vraiment libéré, et par des unités françaises – le symbole auquel tenait tant de Gaulle soulève un immense enthousiasme dans la population, alors que des combats sporadiques persistent encore.

La rue a joué un rôle, oui : l’historien Adrien Dansette estimait à 2 800 le nombre de civils tués. De simples citoyens ont participé aux combats, aidé les résistants, porté des messages, soigné les blessés, signalé les troupes allemandes… Mais elle ne s’est en revanche pas soulevée d’elle-même et spontanément contre les troupes allemandes : elle y a été appelée par des résistants engagés, équipés, entrainés et structurés de longue date, dans un contexte qui découle très directement du Débarquement du 6 juin. Et la libération à proprement parler est due aux troupes de Leclerc, suivie de près par la 4e division d’infanterie américaine (le 25 août).

La fin et les moyens

Non sans une certaine ironie, les partisans de Jean-Luc Mélenchon ont abondamment cité le discours de Charles de Gaulle, le 25 août 1944, pour justifier les propos de leur ancien candidat.  « Paris, Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré !... Libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des armées de la France... ».

Outre qu’il est savoureux de voir des militants de la France Insoumise reprendre sans sourciller les propos d’un homme dont on ne les savait pas si férus, c’est toujours aussi partiel. Qu’on parle de la rue, de Paris ou des armées de la France, le constat est le même : libérer Paris sans l’effort allié, à l’ouest comme à l’est, aurait été bien compliqué. Ce que le général de Gaulle savait fort bien.

Hier comme aujourd’hui, chez lui comme chez Jean-Luc Mélenchon,  le procédé est le même : une exagération rhétorique qui frôle le mensonge, mise au service d’un but. Un moyen au service d’une fin.

Pour de Gaulle hier, il s’agissait de glorifier, de célébrer, d’inspirer et surtout de commencer un patient travail destiné à marteler ce qui sera le message de l’État pendant des décennies : la France véritable, ce n’était ni Vichy ni la collaboration, mais la Résistance, le peuple et la rue. Une vision idéale, essentielle à ses yeux pour maintenir la paix civile et l’unité du pays après plusieurs années d’occupation, mais sérieusement éloignée d’une réalité nettement plus contrastée, largement décrite depuis par les travaux des historiens.

Pour Jean-Luc Mélenchon, il s’agissait d’exalter des troupes qu’il souhaite voir s’engager fortement contre les réformes du gouvernement. En associant ainsi les manifestants à la longue liste de ceux qu’il cite dans son discours, en mêlant la révolution française (« C'est la rue qui a abattu les rois »), la quatrième semaine de congés payés, la lutte contre le CPE, le nazisme et les ordonnances qui viennent modifier le code du travail, il mêle ses partisans d’aujourd’hui aux engagés d’hier, teintant leur mouvement d’une sorte d’héroïsme par association.

Mélenchon a beau jeu de dire qu'il n'a pas comparé le gouvernement et les nazis, c'est parfaitement exact. Mais mettre la protestation contre une réforme, fut-elle contestable, sur le même plan que la Libération de Paris ou la chute du nazisme crée un malaise et allume une polémique destinée à occuper l’espace médiatique, au mépris de toute mesure et de toute exactitude historique.

C’est un choix politique, c’est un choix stratégique et c’est un moyen mis au service d’une fin. Cynisme ou recherche d'efficacité, à chacun de se faire son opinion sur l'histoire prise comme outil, pour Jean-Luc Mélenchon comme pour tous les élus.

Mais prendre l’histoire pour un pied de biche n’est pas nécessairement très honorable, de la part d’un homme qui le reproche si fréquemment aux autres.

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[1] Au passage, Jean-Luc Mélenchon gagnerait également à « consulter l’histoire de France » : il pourrait y constater que l’épisode du putsch des généraux qu’il évoque date d’avril 1961, pas de 1962.

Publié par jcpiot / Catégories : Actu