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Brahim, 15 ans, coursier pour UberEats: "On me prend la moitié de ma paie"

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L'ubérisation touche désormais un public que l'on n'attendait pas: les mineurs. Brahim, un jeune collégien de 15 ans, raconte pour RMC.fr comment il s'est retrouvé coursier pour UberEATS, grâce à un usage détourné de la célèbre application de livraison. Il l'assure: il est loin d'être le seul à le faire. Et dévoile, en creux, tout un système de travail au noir né dans le Val-de-Marne.

Quand vous commandez une boîte de sushis sur une plate-forme de livraison, vous n'imaginez pas que le coursier à vélo qui toque à votre porte est, en fait, un adolescent de 15 ans. C'est pourtant bien le cas de Brahim*. Âgé de 15 ans, ce jeune collégien de la proche banlieue parisienne dévoile pour RMC.fr comment il est devenu, à l'aide d'un stratagème bien peu complexe, coursier au quotidien pour UberEATS, le service de livraison du géant Uber.

"Je rentre chez moi vers 22h30, fatigué"

"Je prends mon vélo tous les jours en sortant du collège, et je fais les livraisons de 18 heures à 22 heures. Quand je rentre chez moi, il est environ 22h30. Là, je suis fatigué, je prends ma douche, et je me couche." Brahim a les yeux cernés quand, à 8 heures le lendemain, il pointe à son collège du 19e arrondissement de Paris.

Ce sont ses assistants d'éducation qui, les premiers, se sont alarmés de ces virées nocturnes qu'il prolonge le week-end. "Samedi et dimanche, je le fais de 11 heures à 15 heures, et parfois après 23 heures", ajoute cet élève en 3e que ses surveillants décrivent comme un "caïd gentil" ayant "du mal à l'école". Cumulé, cela peut représenter jusqu'à 30 heures de travail par semaine.

Domicilié dans le Val-de-Marne, Brahim n'a pas peur de passer de part et d'autre du périphérique parisien. "UberEATS, c'est partout. Je le fais à Paris, dans le 93 (Seine-saint-Denis)... Mon frère, c'est pareil, il le fait aussi dans le 94", déroule l'adolescent d'1m65 et toujours en survêtement. 

"Il me prend la moitié de l'argent"

Mineur, Brahim n'a bien sûr pas pu s'enregistrer lui-même sur l'application. "Je le fais pour quelqu'un, en fait. C'est un grand du quartier qui m'a proposé. C'est lui qui a créé le compte", explique-t-il. Pour s'activer sur UberEATS, il faut en effet disposer d'un statut d'auto-entrepreneur, de coordonnées bancaires, et par conséquent être âgé de plus de 18 ans.

Brahim, qui n'a eu qu'à télécharger l'application et utiliser les codes d'un autre, préfère rester muet sur l'identité de l'intermédiaire. "Il me paie pour le faire à sa place. L'argent rentre chaque semaine sur son compte en banque à lui. Et il me prend la moitié de l'argent." Se faire retrancher 50% de sa paie? Le val-de-marnais n'y voit pas d'inconvénient. A quinze ans, ça lui fait de l'argent de poche. Les bonnes semaines, le solde grimpe à 200 euros -le service rémunère un coursier entre 4,5 et 6 euros la course. Lui au maximum n'en touche donc que 100.

Une supercherie qui passe inaperçu

Personne, pour l'heure, ne s'est aperçu de la supercherie. Il enfile l'uniforme aux couleurs d'UberEATS comme si de rien était. "[Les clients] ils posent pas la question. Seulement une fois, ils ont dit 'mais c'est pas toi sur la photo de l'appli'. J'ai dit que je le remplaçais juste aujourd'hui. Sinon, après, Uber ils suspendent son compte".

Brahim a été emballé par la practicité de l'appli. Flexible, elle s'adapte à ses imprévus et son emploi du temps de collégien. "C'est pas comme Deliveroo où tu dois planifier le moment où tu travailles avec des shifts horaires. UberEats, c'est une appli où tu appuies juste sur un bouton. Quand tu dois te mettre en ligne, tu te mets en ligne. Et les commandes sonnent."

"Du très classique travail dissimulé"

Ce détournement de l'application alarme très sérieusement l'inspection du travail. "On est sur du très classique travail dissimulé, que l'on appelle aussi du travail au noir. La personne qui délègue son compte se comporte comme un employeur. Elle recourt à quelqu'un d'autre qu'elle ne déclare pas, et qu'elle paie très très mal", décrypte pour RMC un inspecteur du travail, spécialisé dans le travail illégal.

"Ces personnes-là sont répréhensibles au regard de la loi, et c'est d'autant plus grave que cela implique des mineurs. Faire travailler des gamins est particulièrement choquant", explique encore l’inspecteur, qui s'alarme des conséquences de cette activité "particulièrement accidentogène" sur le métabolisme de l'adolescent. 

75.000 euros d'amende pour l'emploi dissimulé d'un mineur

D'autant que, aux dires de Brahim, cette délégation des applications des plate-formes de livraison constitue un véritable système au sein de sa cité. "Dans mon quartier, beaucoup de mes copains font ça pour des gens, affirme-t-il. Mais je sais que, normalement, on n'a pas le droit de le faire". 

En effet, selon le Code du travail, l'emploi dissimulé d'un mineur est puni de cinq ans d'emprisonnement et 75.000 euros d'amende. Le faire en bande organisée allonge cette peine à 10 ans. Et alourdit l'amende de 25.000 euros.

"Nous veillons à ce que [les] règles soient respectées"

UberEATS a-t-il une part de responsabilité dans ce mésusage de son service? "On est plutôt dans la responsabilité de l'intermédiaire, celui qui a un compte d'accès dans l'application, et qui l'utilise pour faire travailler d'autres personnes. Dans ce cas, les relations contractuelles étant informatiques et déshumanisées, a priori UberEats ne sait pas que l'application est utilisée par un tiers mineur", argue l'inspecteur. 

Joint par RMC, UberEATS se dit "préoccupé" par cette affaire. "Nous avons défini un processus à suivre et des règles claires (par exemple être auto-entrepreneur et être majeur) pour les coursiers souhaitant se connecter à l'application UberEATS. La connexion à l'application se fait par le biais d'identifiants propres à chaque coursier de sorte que leur utilisation en est strictement personnelle. Nous veillons à ce que l'ensemble de ces règles soient respectées. Aussi, lorsqu'une infraction est constatée, le coursier est déconnecté de l'application UberEATS, ce qui sera le cas en l'espèce si les faits rapportés s'avèrent véridiques. La sécurité est notre priorité et nous nous efforçons de fournir la meilleure expérience à tous les utilisateurs UberEATS que ce soit les consommateurs, les restaurants et les coursiers partenaires."

Depuis quelques semaines, le collège de Brahim n'a plus de nouvelles du jeune homme, qui a cessé de se rendre en classe. 

* le nom a été changé 

Paul Conge