Colonisation : comment l’Europe nomma le monde

En colonisant les autres continents, les empires européens imposèrent les noms de leur choix aux pays, aux villes et même aux peuples indigènes. Devenues indépendantes, les anciennes colonies décidèrent de conserver ou d’effacer ces symboles douloureux. Dans ces choix de toponymie s’écrit notre histoire commune, nous explique l’historien Wolfgang Reinhard.

Par Romain Jeanticou

Publié le 26 septembre 2017 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h41

Dès la fin du XVe siècle, l’histoire de l’Europe s’étend, avec les excursions des explorateurs et les conquêtes des colons, aux quatre coins du globe. Sa trace y est partout, et en premier lieu dans les noms qui peuplent nos cartes du monde. Ils forment l'héritage linguistique de l'expansion européenne. De l’échelle du continent – l’« Amérique », nommée d’après le Florentin Amerigo Vespucci – à celle de la ville et ses quartiers – « Sydney », en l’honneur du vicomte britannique du même nom –, la toponymie se mue en archéologie du colonialisme européen, mais aussi de la décolonisation.

Ce lien avec l'histoire européenne semble parfois dissous, si bien que l’on prononce aujourd’hui ces noms de lieux sans prendre toute leur dimension historique, souvent douloureuse. Pourtant, de New York à Bombay, les noms de villes et de pays nous renseignent sur la volonté de puissance des empires européens. « Seul le monde qui a un nom est notre monde », explique l’historien allemand Wolfgang Reinhard, qui s’intéresse dans l’imposant recueil Europa : notre histoire publié par Les Arènes à la manière dont l’Europe a nommé le monde. Christophe Colomb aurait ainsi à lui seul attribué six cents nouveaux noms au cours de son premier voyage, tandis qu’en Algérie, les Français modifièrent le nom de plus de deux cents localités entre 1870 et 1914… Aux Etats-Unis, on retrouve encore aujourd’hui vingt-quatre villes nommées « Paris », trente-trois « Berlin », cinq « Londres » et une « Moscou  », vestiges de cette célébration de l’Europe. 

Votre publication commence par cette affirmation : « Coloniser, c'est nommer. » Quelle importance revêt la toponymie dans la conquête européenne du monde ?

Les colons devaient avant tout identifier les territoires découverts ou conquis pour leur propre usage, c'est à dire pouvoir les désigner dans leurs communications. Au-delà de ces simples raisons de commodité, la dénomination représente une forme de confirmation symbolique de leur découverte et de leur conquête. Décider du nom de quelque chose renvoie au règne, à la propriété et même à une nouvelle identité, du point de vue européen.

“Les dénominations choisies indiquent un sentiment inconsidéré de supériorité”

Que nous apprennent ces noms sur les colons européens ?

Dans la plupart des cas, les dénominations choisies indiquent un sentiment inconsidéré de supériorité de la part des Européens. En outre, elles présentent des préférences, personnelles ou nationales. Pour les Espagnols, les Français et les Néerlandais, la dénomination fondait une revendication de propriété légale. Les Portugais, en revanche, pouvaient se satisfaire d'allusions aux marchandises locales : bois du Brésil en Amérique, ivoire, or, poivre, esclaves dans les zones côtières de l'Afrique. Anglais et Américains du Nord inclinaient plutôt à reprendre les dénominations locales, non sans les modifier dans la plupart des cas. De tels noms n'étaient pas une restitution objective de la nature, mais des inventions culturelles.

Comment les choisissaient-ils ?

Certains, pieux, préféraient des noms religieux. C'est le cas des colons espagnols qui affectionnaient les noms de saints – Santiago et Santa Maria sont parmi les plus utilisés en Amérique du Sud –, mais aussi les mystères de la foi comme la Sainte Croix – qui a donné Santa Cruz et Veracruz – ou l'Eucharistie – Sacramento et le lac du Saint-Sacrement, aux Etats-Unis. D'autres souhaitaient honorer le pouvoir de leur propre pays, un choix qui se renforce au XVIIIe siècle : Isabela [île équatorienne de l'archipel des Galápagos, ndlr] était la reine que servait Christophe Colomb, les Philippines renvoient à Philippe II d'Espagne, la Louisiane à Louis XIV, Victoria en Australie à la reine britannique… Enfin, d'autres exprimaient dans ces noms leur propre expérience. C'est le cas du Cape Catastrophe en Australie, où l'explorateur britannique Matthew Flinders perdit six hommes par noyade.

Qu'est-ce qui caractérisait la toponymie française ?

On observe que d'un côté, les Français respectaient les noms indigènes parce qu'ils n'en avaient pas le choix lorsqu'ils étaient minoritaires à la tête du pouvoir, comme au Canada, au Viêt-Nam et même en Afrique. A l'inverse, en Algérie, ils optaient pour des dénominations « politiques », c'est à dire des noms de la dynastie française, de politiciens ou de villes françaises : Orléansville, Philippeville, Montpensier…

“En créant des noms collectifs, les Européens ont construit de nouvelles identités”

Les colons européens ont non seulement renommé les territoires, mais parfois aussi leurs peuples : les « Indiens » d'Amérique, les « Hindous » en Inde…

Ce n'est néanmoins pas simplement une question de relations de pouvoir. En créant de tels noms collectifs, les Européens ont construit de nouvelles identités communes qui, à long terme, furent favorables à ces peuples. Les « Indiens », « Nègres » et « Hindous » ne savaient pas qu'ils partageaient une identité commune, malgré toutes les implications racistes de cette terminologie. Avant l'arrivée des Européens, ils se considéraient seulement comme « Aztèques », « Héréros », « fidèles de la déesse Kali »...

Dans quelle mesure l'indépendance est-elle allée de pair avec une « décolonisation toponymique » ?

Ce ne fut généralement pas la première étape de la décolonisation. L'intensité du processus de dénomination qui accompagna la décolonisation varie selon les pays et les régimes. Parfois, renommer un lieu n’a pas fonctionné car le nom colonial était trop durablement établi pour être remplacé, c'est par exemple le cas de Pretoria, en Afrique du Sud. Dans certains cas, les villes n'avaient pas seulement été nommées mais carrément construites par les pouvoirs coloniaux. Cependant, en Inde ou en Algérie par exemple, on a assisté à un retour aux noms pré-coloniaux. Bône et Orléansville, en Algérie, laissèrent place à Annaba et Chlef. Enfin, parfois, les dénominations post-coloniales furent inventées de toutes pièces, comme dans le cas du Ghana – qui remplaça la Côte d'Or – ou du Burkina Faso – nouveau nom de la République de Haute-Volta. La fantaisie post-coloniale est presque aussi créative que la toponymie coloniale !

A lire

Europa. Notre histoire, sous la direction d’Etienne François et Thomas Serrier, éd. Les Arènes, 1 392 p., 39 €.

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