Les Grataloup, cette famille française qui a décidé de poursuivre Monsanto en justice

Les Grataloup, cette famille française qui a décidé de poursuivre Monsanto en justice
Théo est né en 2007 avec une malformation de l'œsophage et de la trachée. (HUGO RIBES POUR L'OBS)

"Envoyé spécial" diffuse ce soir un documentaire sur l'omniprésence du glyphosate dans nos vie. En octobre 2017, "l'Obs" révélait l'histoire de Théo Grataloup, né avec de lourdes malformations.

Par Arnaud Gonzague
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"Envoyé spécial" diffuse ce soir un documentaire sur l'omniprésence du glyphosate dans nos vie et les moyens de s'en passer. En octobre 2017, "l'Obs" révélait l'histoire de Théo Grataloup, né avec de lourdes malformations. Ses parents sont convaincus que l'exposition au glyphosate de la mère Sabine, alors qu'elle était enceinte de quelques semaines et l'ignorait encore, peut expliquer ces malformations. Les Grataloup ont décidé de se battre. En juin dernier, ils poursuivaient en justice le fabriquant du Roundup, Monsanto. Une première en France. En septembre dernier, Sabine Grataloup interpellait aussi le gouvernement : "Monsieur Castaner, entendez la détermination des millions de Français qui demandent à l'Etat d'enfin protéger leurs enfants !" Réponse de celui qui était alors porte-parole du gouvernement : "Notre promesse de supprimer le glyphosate en 2020 est intacte. Oui je pense que le glyphosate peut être un danger. Oui le glyphosate peut détruire des vies." A bon entendeur. 

 

Quand on lui parle de l’hôpital de Lausanne, les yeux bleus de Théo flamboient :

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"A Lausanne, il y avait un étage entier pour faire de la voiture à pédales…"

Alors oui, bien sûr, à l’hôpital Necker à Paris, où il pénètre en cette matinée de septembre en compagnie de son père Thomas, "les médecins sont gentils". Mais la voiture à pédales helvète, tout de même... A seulement 10 ans, Théo Grataloup sait comparer en connaisseur la qualité d’accueil des unités de soins pédiatriques : les deux rendez-vous qu’il a aujourd’hui avec un phoniatre et un anesthésiste sont en effet destinés à préparer sa… 52e opération chirurgicale.

Sabine, Thomas et Théo Grataloup. Une famille en lutte contre Monsanto. (Hugo Ribes pour "l'Obs")

Ce petit garçon aux airs sages est né le 2 mai 2007 avec deux graves malformations : la première s’appelle "atrésie de l’œsophage". En clair, une interruption du tuyau qui relie le pharynx (le haut de la gorge) et l’estomac. Chez lui, le tuyau qui partait de l’estomac se rattachait aux poumons, une anomalie qu’une très complexe opération (un œsophage de bébé mesure 5 cm de longueur pour le diamètre d’une mine de crayon) a corrigée.

Trou dans la gorge

L’autre souci est une malformation de la trachée qui lui a imposé, dès l’âge de 4 mois, une trachéotomie, que Théo nomme "mon trou dans la gorge". Cet orifice rose, large comme une empreinte digitale, est visible quand il soulève la petite collerette de tissu blanc qui lui recouvre le cou.

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De sa vie, Théo, reconnu invalide à plus de 80%, ne pourra jamais respirer par le nez, devra éviter les aliments "secs" comme le riz, ne pourra prendre ni douche ni bain – si un peu d’eau pénétrait dans le trou, elle emplirait illico ses poumons.

Et, comme ses cordes vocales sont hors service, il parlera toujours avec une drôle de voix étranglée, dite "voix œsophagienne" : une espèce de rot parlé qu’aucun enfant au monde ne maîtrise aussi bien que lui.

"C’est comme ça, je suis né comme ça", lâche Théo, fataliste, en se replongeant dans le tome 1 des "Chevaliers d’Emeraude", un roman pour les collégiens dont il raffole.

Mais ses parents, Sabine et Thomas, ne sont pas aussi philosophes que lui. Pour eux, ces malformations ont un coupable : le Roundup, l’herbicide de Monsanto. Ils intentent d’ailleurs une action en justice contre le géant américain des pesticides pour que le préjudice du petit Théo soit reconnu, et que le Roundup cesse d’être commercialisé.

Cauchemar

Selon Sabine Grataloup, les tourments de Théo datent d’un jour de l’été 2006. Cette grande femme de 46 ans à la voix douce, qui dirige avec son mari une agence de voyage à Vienne (Isère), raconte :

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"J’ai pulvérisé du Glyper [un générique du Roundup, NDLR] pour désherber la carrière de sable pour les chevaux qui se trouve à côté notre maison. Quand j’ai fini, j’avais mal à la tête et un arrière-goût chimique dans la bouche. Le parfum de glyphosate ne m’a pas quittée, même après une douche."

Son regard se voile alors d’un regret :

"J’étais enceinte de trois à quatre semaines, mais je ne le savais pas…"

A ce stade de la grossesse, celui de la "morphogenèse", l'œsophage et la trachée du fœtus sont en formation. Les Grataloup sont convaincus que Théo a été empoisonné à ce moment précis dans le ventre de sa mère. Car à la base du Roundup, il y a un principe actif : le glyphosate.

A cette substance chimique, la journaliste Marie-Monique Robin (qui a révélé au grand public l'histoire tragique de la famille Grataloup) consacre un accablant documentaire, "Le Roundup face à ses juges", diffusé sur Arte le 17 octobre prochain à 20h55, et un livre (1). Elle y rappelle entre autres que le glyphosate est pointé du doigt par des scientifiques pour ses effets tératogènes, c'est-à-dire qui provoque des malformations du fœtus.

C’est du reste ce qu’a immédiatement suggéré le chirurgien qui a opéré le garçon à la naissance. Thomas se souvient : 

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"Il nous a demandé si nous avions été en contact avec des pesticides chimiques. Nous avons répondu par la négative : pour nous, le Glyper n’était pas un pesticide, mais un produit biodégradable."

Et les parents d’incriminer l’anodine publicité du Round Up montrant un chien enterrer un os et le récupérer, intact et bon à croquer après que l’herbicide a été pulvérisé – publicité reconnue comme "mensongère" par le tribunal correctionnel de Lyon en 2007 (verdict confirmé en 2013).

Ce n’est qu’à l’été 2008, quelques mois après la naissance de Théo, au moment où Sabine s’apprête à réutiliser le bidon de Glyper, qu’elle a le déclic :

"Je comprenais soudain le cauchemar qu’on vivait."

Cauchemar : le mot n’est pas trop fort. A peine né, Théo avait viré au bleu et avait dû être opéré d’urgence. Une sonde gastrique lui est posée, qui le nourrira pendant presque six ans. Pour qu'il puisse respirer, à 4 mois, on lui perfore la gorge pour y planter une canule – un tube en plastique, qu’il conservera pendant cinq ans. Mais une canule ne garantit pas la "survie" (un terme qui revient souvent dans la bouche des Grataloup). Car elle a le défaut de se boucher régulièrement à cause des mucosités que la gorge produit et qu’il faut aspirer. Thomas se souvient :

"Pendant cinq ans, nous avons dû nous lever toutes les nuits tous les trois quarts d’heure pour aspirer les mucosités – l’aspirateur faisait un bruit fou ! – et changer la bonbonne gastrique. C’était une torture pour Théo et pour nous…"

Plus tard, il faudra changer, quatre à cinq fois par jour, le filtre de la canule en un éclair, pour que l'enfant ne s’asphyxie pas. Formés aux soins d’urgence, les parents vivent plusieurs années dans une tension permanente : ils savent que le moindre pépin de canule fera perdre connaissance à Théo et qu’il peut mourir asphyxié en une poignée de secondes.

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Réoxygéné d'extrême justesse

Sabine et Thomas narrent ainsi un souvenir particulièrement éprouvant, où Théo, bleu foncé, a été réoxygéné d’extrême justesse sous les yeux ronds de sa grande sœur Alicja, alors toute fillette, incapable de comprendre ce qui se passait.

La vigilance des parents Grataloup est d’autant plus vive que le petit garçon ne peut, jusqu’à l’âge de 4 ans, alerter personne, car son larynx ne produit pas le moindre son. Thomas raconte :

"Quand il pleurait, il était comme un bébé que vous voyez pleurer à la télé après avoir coupé le son."

 

Mais pas question pour la famille qu’il soit traité différemment des autres : le petit apprend d’abord la langue des signes, puis maîtrise la voix œsophagienne. Il rejoint la maternelle du quartier comme tous les enfants de son âge. Sabine distribue alors à tous les adultes le "mode d’emploi de Théo", pour intervenir en cas de problèmes, mais comme elle est la seule vraiment compétente pour le faire, elle transformera le couloir de l’école en bureau… Pendant ce temps, Thomas fait tourner leur agence de voyage comme il le peut.

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Ecolos illuminés

Surtout, les Grataloup se demandent comment faire opérer leur fils du larynx et le débarrasser ainsi de cette maudite canule, mais personne, parmi les professionnels n’a de réponse. Sabine explique :

"On a avalé des études en anglais incompréhensibles sur la chirurgie laryngée infantile, pour savoir quoi faire. Et on a trouvé l’un des deux spécialistes mondiaux à Lausanne."

Théo désormais hors de danger – même si, au fur et à mesure qu’il grandit, nul ne sait si les "bricolages" des chirurgiens sur sa trachée et son œsophage n’occasionneront pas de problèmes –, les Grataloup se tournent vers la justice. "On n’est pas des écolos illuminés", martèle Sabine :

"J’ai travaillé longtemps dans l’industrie chimique et je n’en ai pas honte. Si l’on attaque Monsanto, c’est parce que cette situation de déni est inacceptable."

Elle confesse avoir été "naïve" au début :

"On a écrit au siège de Monsanto pour l’informer de nos problèmes. Nous étions persuadés qu’ils ignoraient la dangerosité de leur glyphosate !"

N’ayant reçu aucune réponse de la multinationale, et uniquement des lettres stéréotypées de la part de l’Elysée (époque Sarkozy), de Matignon (époque Fillon) et de la Santé (époque Bachelot), dûment alertés, elle se décide à passer à l’action judiciaire.

"Il faut que notre exemple serve à d’autres !"

Théo aimerait pratiquer le canoë-kayak. Ses parents ne savent pas comment lui dire qu’avec les risques de noyade qu’il encourt, il n’en fera pas. Jamais.

Arnaud Gonzague

(1) La Découverte, 285 p., 18 €, en librairie 19 octobre.

Arnaud Gonzague
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