Russie : au seuil des présidentielles

Ifri
11 min readOct 4, 2017

Les succès de politique étrangère, la résilience de l’économie et les dernières législatives gagnées par le parti Russie unie semblent préparer un terrain favorable à la réélection de Vladimir Poutine. Mais les foyers de protestation se multiplient et le peu d’intérêt de la population pour des élections verrouillées comporte des risques. Au-delà de l’épreuve électorale, la question du contenu du prochain mandat reste ouverte.

Article issu du Ramses 2018, publication annuelle de l’Ifri sur les grands enjeux internationaux.

Peu de doutes subsistent sur l’issue du scrutin présidentiel de mars 2018 si Vladimir Poutine se représente. Selon les sondages, en mai 2017, 63 % des Russes étaient prêts à voter pour Poutine, dont les concurrents traditionnels comme le leader du Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF), Guennadi Ziouganov (72 ans), et celui du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR), Vladimir Jirinovski (61 ans), n’obtenaient alors respectivement que 3 et 6 % des voix (sondage du Centre Levada, 29 mai 2017).

Or Vladimir Poutine n’a pas encore officiellement confirmé sa candidature. Les spéculations vont bon train dans les milieux politiques et d’expertise de Moscou sur l’éventuelle désignation d’un successeur. On connaît la capacité du président russe à créer des surprises stratégiques. Mais un tel scénario se heurte à l’absence de candidat de poids comparable dans le paysage politique national. Poutine IV ou successeur, le prochain président russe se retrouvera devant un dilemme : faire perdurer à tout prix le système politique et économique tel qu’il s’est formé depuis 18 ans, ou alors tenter de lancer des réformes structurelles.

La croissance économique est-elle possible en Russie sans toucher au modèle de rente énergétique, dans un monde où l’offre en hydrocarbures dépasse désormais la demande ? Quelle contrepartie offrir à la population, et aux élites, pour assurer la stabilité du système ? Amélioration du niveau de vie ? Stabilité politique ? Politique de prestige sur la scène internationale ? Ces trois cartes, testées lors des mandats présidentiels précédents, semblent pourtant moins exploitables que précédemment.

Les présidentielles 2018 : une épreuve sans risque ?

Dix-huit mois séparent les élections législatives (septembre 2016) des élections présidentielles (mars 2018). Malgré une économie qui semble résiliente, un système politique stable et une politique étrangère largement approuvée par l’électorat, la période pré-électorale n’est pas un long fleuve tranquille.

Une économie résistante

L’économie russe affiche des résultats bien meilleurs que ce qui était attendu compte tenu de la chute du prix mondial du pétrole, des sanctions occidentales et de ses problèmes structurels. La gestion technique des régulateurs a été pertinente : le maintien du cours flottant du rouble, la réduction des dépenses budgétaires, l’utilisation du Fonds de réserve ont facilité l’adaptation de l’économie.

Les cours pétroliers sont restés plus élevés que prévu, en partie grâce à l’accord conclu, avec la participation de la Russie, dans le cadre de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (novembre 2016) sur la réduction de la production mondiale. Le rouble, lié au cours du pétrole, s’est avéré plus résistant qu’on pouvait l’imaginer. En conséquence, le PIB réel s’est réduit de seulement — 0,9 % (comparé aux — 3,7 % de 2015). Un rapport de la Banque mondiale prévoit même une croissance annuelle du PIB russe de 1,3 % puis 1,4 % pour la période 2017–2019.

Le parti au pouvoir Russie unie a remporté haut la main les élections législatives de septembre 2016, le problème étant pourtant le faible taux de participation (moins de 48 % contre plus de 60 % en 2011). Russie unie a obtenu la majorité à la Douma russe, alors que les trois autres partis d’« opposition parlementaire systémique » (KPRF, LDPR et Russie juste) ont perdu des sièges et sont sortis de l’épreuve électorale très affaiblis. Aucun parti de l’opposition libérale, dite « hors système » comme Yabloko, n’est représenté au Parlement ; et le Parti du Progrès, fondé en 2012 par l’opposant principal au Kremlin Alexeï Navalny, n’a pas été autorisé à participer au scrutin.

Une influence internationale certaine

Sur le plan international, l’influence russe s’est fait sentir sur les grands dossiers stratégiques, de l’opération militaire au Moyen-Orient jusqu’aux accusations d’ingérence dans les élections présidentielles aux États-Unis et, dans une moindre mesure, en France. Trois années de suite, Vladimir Poutine a été perçu à l’international comme l’homme le plus influent de la planète. L’opinion publique russe s’est avérée sensible à cette politique extérieure. En termes très émotionnels, la récupération du prestige international « après les années d’humiliation » est citée dans les sondages au nombre des succès les plus visibles de la présidence Poutine. Les élites soutiennent aussi cette politique, mais leurs arguments sont d’ordre stratégique : à l’Est, la politique de Poutine aurait permis d’arrêter l’« expansion mortellement dangereuse » des alliances occidentales aux frontières russes, et au Sud, la « politique folle de changement de régime ».

Des foyers de contestations émergents

Sur ce fond économique, politique et international favorable à l’image de Vladimir Poutine, la réélection de ce dernier ne devrait pas poser problème, même si les mouvements de protestation se multiplient en Russie. Ainsi, le 26 mars et le 12 juin 2017, se sont déroulées les plus grandes manifestations — depuis celles qui avaient suivi les législatives de 2011 — contre la corruption aux plus hauts échelons du pouvoir, avec la présence remarquée des jeunes et une participation géographiquement très étendue.

D’autres sujets, plus locaux ou plus sectoriels, peuvent être à l’origine de protestations sociales : le système de taxation de l’utilisation des autoroutes par les camions, les atteintes aux droits de propriété sur la terre en Crimée, le transfert de la cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg sous la tutelle de l’Église orthodoxe russe, la démolition des immeubles khrouchtchéviens du centre de Moscou, etc. Il est important de relever que, jusqu’à présent, la plupart des protestataires s’interdisent toute réclamation politique et affirment se limiter à des sujets économiques et sociaux pragmatiques et très ciblés.

Risque d’être mal élu ?

Dans ce contexte qui mêle perte d’intérêt pour des élections verrouillées et multiplication des foyers de contestation, le risque pour Vladimir Poutine d’être mal élu est réel. Sergueï Kirienko, le numéro 2 de l’administration présidentielle en charge de la politique intérieure, semble avoir fixé comme objectif une élection du président sortant dès le premier tour avec 70 % des voix, et un taux de participation de 70 %, tout en minimisant les fraudes. Cette équation n’est pas simple à résoudre, notamment en ce qui concerne le taux de participation. Nulle intrigue politique ne se profile à l’horizon : ni au niveau des candidats, ni au niveau des agendas politiques. Aucun candidat ne semble en mesure de capitaliser les voix protestataires, comme l’avait fait l’oligarque Mikhaïl Prokhorov en 2012. Le processus électoral, étroitement contrôlé par le Kremlin, ne laisse pas la possibilité à des candidats qui n’auraient pas été préalablement approuvés de concourir. Alexeï Navalny s’est pourtant lancé dans cette campagne présidentielle à ses risques et périls, sans savoir jusqu’où le Kremlin le laisserait aller.

Les procédés visant à augmenter le taux de participation ne pourraient être que technocratiques (possibilité de voter là où l’on se trouve sans démarche préalable, combinaison des élections avec des votes sur des sujets locaux importants pour la population, etc.). La tentation, pour les gouverneurs et chefs des administrations locales, sera grande de recourir à la « ressource administrative » pour ne pas mécontenter les autorités fédérales avec de faibles résultats. Cela concernera moins Moscou que les régions périphériques, que les experts russes appellent les « sultanats électoraux ». Mais au-delà de l’épreuve électorale, quel sera le contenu d’un éventuel quatrième mandat de Vladimir Poutine ?

Poutine IV : quel contenu, quelle orientation ?

Jusqu’à présent, trois sujets ont été exploités par le Kremlin pour remplir le « contrat social » : l’augmentation du niveau de vie, la stabilité politique et le déploiement d’une politique de grande puissance. Les trois semblent pourtant difficilement ré-exploitables pour un quatrième mandat.

Un meilleur niveau de vie ?

L’augmentation du niveau de vie semble plus difficile à garantir que durant les années 2000. Le prix du pétrole n’est plus à un niveau qui permettrait à l’État de satisfaire les attentes de la population. Malgré la résilience de l’économie russe, les revenus réels ont chuté de 12,7 % entre octobre 2014 et novembre 2016, alors que plus de 20 millions de personnes (soit 14 % de la population) vivent en dessous du seuil de pauvreté en 2016. Plusieurs programmes économiques qui doivent préparer le prochain mandat ont été présentés au président en mai 2017. Or, jusqu’à présent, tous les programmes de réforme adoptés depuis 2000 (la stratégie de Guerman Gref de 2000, la Stratégie 2020) sont restés lettre morte, faute de volonté politique. Outre les aspects économiques (besoin de démonopoliser l’économie russe et de réduire la part du secteur public), les vraies réformes se heurteraient tôt ou tard au besoin de changement politique (indépendance de la justice, garanties des droits de propriété, etc.), ce qui peut menacer les intérêts des élites et ébranler le système tout entier. Le développement est ainsi sacrifié à une stabilité qui risque de s’avérer illusoire en cas d’une nouvelle chute brutale des prix du pétrole.

Stabilité politique et sociale ?

La stabilité politique et sociale tant vantée en comparaison du « chaos des années 1990 » devient un sujet moins vendable, autant pour les élites que pour la population. De fait, aucun pilier du régime ne se sent plus en sécurité : renvois et arrestations de personnes haut placées, gouverneurs et ministres (arrestation du ministre du Développement économique Alexeï Oulioukaïev en novembre 2016) alimentent l’anxiété des élites. Même les structures de force, ou les anciens collègues du KGB de Poutine (comme Andreï Belyaninov, directeur du Service fédéral des douanes) ne sont pas épargnés. Le président s’entoure désormais de technocrates plus jeunes, moins influents, qui lui doivent entièrement leur ascension professionnelle et lui vouent une loyauté sans faille.

Les petits entrepreneurs ne sont pas rassurés : la destruction brutale, sans préavis, des pavillons commerciaux à Moscou en 2016 a montré la fragilité des droits de propriété en Russie. Le maire de Moscou Sergueï Sobianine a traité de « bouts de papier acquis par voie frauduleuse » les certificats brandis par les propriétaires. Route ouverte à tout abus, le Service fédéral de sécurité (FSB) a été doté d’un droit d’exproprier terres et biens immobiliers en cas de besoin impératif de l’État.

Les grands entrepreneurs ne sont pas non plus à l’abri : le géant pétrolier Rosneft du tout-puissant Igor Setchine réclame plus de 100 milliards de roubles aux anciens prioritaires de Bachneft, dont il a acquis les actions quelques mois plus tôt dans des conditions douteuses. Les chiffres de fuite des capitaux ne trompent pas : selon la Banque centrale de Russie, 21 milliards de dollars auraient quitté le pays dans les quatre premiers mois de l’année 2017, soit deux fois plus que pour la même période de l’année précédente.

Injustice sociale et populismes

Pour une partie de l’opinion publique, la stabilité politique s’apparente de plus en plus à la préservation de l’injustice sociale. Les réseaux sociaux russes sont inondés de commentaires et de vidéos virales sur le train de vie luxueux des hauts fonctionnaires, les enfants de l’élite accédant aux postes de responsabilité

à 25 ou 30 ans, les bonus des managers ou les montants des achats publics des compagnies d’État… Une « loi Timtchenko » (du nom d’un proche de Poutine), adoptée en avril 2017, exonère les grosses fortunes sous sanctions occidentales d’imposition fiscale en Russie (avec effet rétroactif jusqu’à 2014) : une telle loi a peu de chance de trouver grâce aux yeux de l’opinion publique russe.

Le premier rapport d’un nouveau think tank lié à l’administration présidentielle (Institut d’expertise des recherches sociales, créé au printemps 2017 sous la tutelle de l’ancien speaker de la Douma, Boris Gryzlov) affirme que la Russie présente un terrain favorable pour les populismes qui jouent sur l’opposition entre les classes populaires et les élites. Sous la description du leader populiste que donne le rapport, le portrait-robot d’Alexeï Navalny n’est pas difficile à deviner. Par sa maîtrise des réseaux sociaux et du langage des jeunes, Navalny réussit à insuffler de la politique dans un espace qui semblait pourtant très verrouillé. Son film accusant le Premier ministre Dmitri Medvedev d’avoir accepté des pots-de-vin des oligarques a été visionné sur YouTube plus de 23 millions de fois (juin 2017). Cette vidéo n’est certainement pas étrangère au fait que presque la moitié des Russes souhaitent désormais la démission de Medvedev (sondage du Centre Levada, 27 avril 2017). Jusqu’à présent, la figure du président Poutine est restée relativement épargnée par les expressions du mécontentement : c’est même à lui que s’adressent les demandes d’aide, de rétablissement de la justice, ou de protection contre l’arbitraire.

Une politique de grande puissance ?

La politique étrangère semble également moins prometteuse de consolidation électorale qu’immédiatement après l’annexion de la Crimée. Pleinement assumé par les élites et la population, l’effet Crimée n’est plus aussi mobilisateur. Les thèmes liés aux menaces extérieures trouvent désormais moins de résonance. Le vent tourne aussi sur la scène internationale. Le président américain, dont l’élection a tant réjoui à Moscou, est empêtré dans les scandales intérieurs liés précisément aux connexions russes, et n’est guère pressé de rencontrer le président Poutine. Une décomposition de l’Union européenne, régulièrement annoncée dans les talk-shows de la télévision russe depuis la crise des migrants et le Brexit, semble moins d’actualité après l’élection d’Emmanuel Macron en France. Lors d’une première rencontre avec Vladimir Poutine, à Versailles en mai 2017, le président français n’a pas hésité à évoquer les droits des minorités sexuelles en

Russie, notamment en Tchétchénie, ainsi que le rôle de propagande joué par les médias russes en France, RT et Sputnik.

La politique étrangère préoccupe moins la population. Les sondages montrent que le taux de ceux qui croient que la Russie a des ennemis extérieurs a baissé de 84 % fin 2014 à 68 % fin 2016, alors que près de 30 % des personnes interrogées pensent que les autorités instrumentalisent l’image de l’ennemi extérieur à des fins politiques intérieures (sondage du Centre Levada, 16 janvier 2017).

Compte tenu de la réduction des dépenses militaires et des risques de prolongation, voire d’aggravation des sanctions occidentales qu’elles pourraient entraîner, de nouvelles opérations extérieures semblent moins probables. En même temps, l’aggravation du conflit à l’est de l’Ukraine ou un enlisement en Syrie en l’absence de solution politique viable ne sont pas à exclure. Des incertitudes majeures restent liées à la politique américaine envers la Russie : sans pouvoir évaluer correctement les risques et opportunités à ce stade, Moscou a, par exemple, préféré ne pas réagir au tir de missiles sur une base aérienne en Syrie, décidé par Trump début avril.

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Il y a fort à parier que l’agenda intérieur dominera le prochain mandat présidentiel, mais son contenu reste à définir. La poursuite de la politique actuelle de stabilité du régime, et de prévention du risque d’une « révolution de couleur », semble le scénario d’inertie le plus probable à court terme. Or les défis s’accumulent pour l’avenir du pays, à moyen et long termes. Le manque d’investissement dans la production ou la R&D, la stagnation ou le déclin des dépenses de santé publique et d’éducation sur fond de problèmes démographiques (1,2 million d’actifs en moins entre 2015 et 2016, selon le Service fédéral des statistiques), ne sont pas de bon augure, si la Russie cherche à assurer sa place entre l’Occident et la Chine.

Entreprendre un vrai changement peut être dangereux pour celui qui le lance — comme nous l’a appris la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev. Cela n’est pas toujours vu par les admirateurs occidentaux des politiques étrangères musclées, mais en interne, le système Poutine est pris dans une impasse : il sait l’impératif du changement, et son impossibilité, de peur de réveiller des forces qui pourraient le balayer.

Tatiana Kastouéva-Jean

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