Libé des historiens: Récit

Du Poilu Hertz à Merah, une radicalisation en famille

Tout semble opposer le tueur de 2012 et le militaire de 14-18. Mais des résonances existent, lorsque l’on compare la façon dont leurs proches ont défendu leurs actes, et disqualifié ceux qui les mettaient en garde.

publié le 4 octobre 2017 à 21h06
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Lire ici la mise au point de Nicolas Mariot sur son article qui a suscité de nombreuses réactions.

Entre le 11 et le 19 mars 2012, Mohammed Merah abattait froidement trois militaires, puis quatre personnes dont trois enfants dans une école juive de Toulouse. Dans un sac lui appartenant, les enquêteurs allaient retrouver les films de ses tueries et une lettre les revendiquant. Le jeune homme y disait éprouver du bonheur après les «attaques», mais aucun regret. Il évoquait aussi les deux solutions qu'il envisageait : la prison «la tête haute» ou la mort «avec un grand sourire». Devant les policiers qui l'interrogent, Souad, sa sœur, évoquera la mémoire de son frère «mort en héros». Abdelkader, son frère, leur dira lui aussi qu'il est «fier de la façon dont il est mort […] en combattant, c'est ce que nous enseigne le Coran». Aujourd'hui, c'est lui qui a pris place dans le box des accusés, suspecté de complicité dans l'entreprise terroriste mise en œuvre par son jeune frère. Barbu mais sans moustache, cheveux longs noués, chemise bleue, l'homme est un curieux mélange, caricature d'islamiste bien mis.

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A peu près un siècle plus tôt, fin avril 1915, un petit billet paraît en une de l'Humanité. Une jeune femme, Alice Hertz, demande au journal d'annoncer «aux camarades» que son mari est «mort, heureux de donner sa vie pour la France». Mi-octobre, elle écrivait à son mari, Robert, qu'il fallait qu'ils soient «heureux d'être séparés, heureux de ce sacrifice». Débutait alors un long tourbillon de surenchère où chaque lettre était l'occasion d'une prise d'appui pour aller plus loin dans l'exaltation. Quelques semaines encore, et c'est son beau-frère qui se disait lui aussi «heureux» de cette guerre : «Il faut en ce moment mourir pour vivre.» «Et c'est vrai», ajoutait Alice à destination de son soldat d'époux. A dire vrai, c'est la famille presque entière, mère, sœurs et beaux-frères, qui motivait son héros, tous derrière et lui devant.

Petite musique

On pensera qu'il y a bien de l'exagération à prétendre adosser ainsi, sous la bannière de la radicalisation, patriotique chez l'un, islamiste chez l'autre, les cas Merah et Hertz. Un peu d'indécence même, car qu'y a-t-il de commun entre l'enfant des banlieues françaises et le sous-officier normalien élève de Durkheim qui écrivait, pour justifier de se porter volontaire pour les premières lignes : «Comme Juif, comme socialiste, comme sociologue, je devais faire plus» ? Entre l'assassin antisémite des enfants d'Ozar Hatorah et le sergent abattu par les mitrailleuses en conduisant ses hommes dans un de ses assauts perdus d'avance, si typiques de la Grande Guerre ? A coup sûr, pas grand-chose, sinon l'insidieuse petite musique d'un sacrifice porté en famille.

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J'ai écrit l'histoire tragique de Robert et Alice alors que les attentats secouaient le pays (1). Charlie Hebdo, «les terrasses» et le Bataclan, Nice. Chaque nouvelle trace sanglante ajoutait un écho supplémentaire à ce que je racontais de l'engagement hors norme des époux Hertz. Longtemps j'ai lutté contre cette tendance qui consiste à retrouver dans le passé des «leçons» supposées pour le présent. Mais les faits sont têtus. Les parallèles trop forts pour être écartés d'un revers de main. A voir les Hertz s'enfoncer dans le sacrifice, j'en déduisais au moins trois «règles» qui semblaient pouvoir s'appliquer plus généralement à qui veut comprendre un «processus de radicalisation» : on ne se sacrifie pas seul, et souvent en famille ; on se sacrifie quand on a le choix et qu'on peut dire non ; on se sacrifie pour des idées.

«Jusqu’au bout»

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Le cas Merah offre alors un étonnant écho. A l'évidence, la quasi-totalité de la famille a soutenu et accompagné l'engagement religieux de Mohammed. Souad et Abdelkader ont apporté livres et brochures religieuses à leur frère lorsqu'il était incarcéré. Alice, comme les sœurs et beaux-frères, ont abreuvé le sergent Hertz en volumes, feuilles de propagande, jusqu'à lui adresser en priorité les éditoriaux de Maurice Barrès, le chantre du nationalisme cocardier à l'époque. Adelkader et Souad, encore, ont tenté de prendre en charge la formation du fils de leur frère aîné, Théodore, l'abreuvant en livres religieux depuis qu'il avait 6 ou 7 ans. Un siècle plus tôt, Antoine Hertz, 6 ans, avait lui aussi été, avec ses cousins et cousines, enrôlé dans le grand conflit : tenu d'écrire sur un papier à lettres de l'armée, avec pour en-tête «jusqu'au bout», il n'envoyait plus à son père que des dessins de guerre et d'armes commentés par Alice.

Et puis, dans les deux familles, on trouve aussi l'exception qui confirme la règle, le frère qui s'oppose et peut-être contribue à renforcer encore, en retour, l'engagement. Chez les Merah, c'est l'aîné, Abdelghani, qui tient le rôle du renégat, sans doute du traître au sein de la famille. Il faut dire qu'Abdelkader était allé jusqu'à le poignarder au prétexte qu'il s'était marié avec une Française d'origine juive. Il a raconté aux policiers la radicalisation de ses frères (appartenance à un groupe salafiste, mariage religieux…), comment il s'était brouillé avec eux - toute la famille en fait. Parmi les Hertz, ce rôle est dévolu au cadet, Jacques. Jeune médecin lui aussi mobilisé dans un hôpital de campagne, il n'écrit qu'une seule fois à son grand frère quand les autres membres de la famille couvrent Robert de papier. A lire sa lettre, criblée des commentaires de Robert pour qu'Alice saisisse bien ce qu'il y a lu de scandaleux, on comprend pourquoi les échanges se sont arrêtés là. Jacques y a écrit «maudire et haïr inlassablement la guerre infâme» et qu'il juge celle-ci «si insensée, qu'on ne peut la trouver belle». Robert a biffé les phrases de son frère. Multiplié les points d'interrogation. Et choisit la fuite en avant : c'est Jacques qui est dans l'erreur, écrit-il à Alice.

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Abdelghani a-t-il lancé de tels mots au visage de son frère ? Tenté de le faire revenir en arrière ? Si c’est le cas, il a, comme Jacques mais bien plus tragiquement, échoué.

(1) Histoire d'un sacrifice. Robert, Alice et la guerre, éditions du Seuil, 2017, 448 pp., 25 €.

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Photos Laurent Troude