Enquête

Des juments saignées aux quatre veines pour l’élevage français

En Argentine et en Uruguay, des juments sont engrossées, martyrisées et avortées afin de leur prélever une hormone utilisée notamment en France. «Libération» révèle en exclusivité une enquête menée par des ONG.
par Sarah Finger, correspondante à Montpellier
publié le 5 octobre 2017 à 19h56

Des «fermes à sang». L'expression, glaçante, résume bien le sort sinistre réservé aux animaux exploités dans des hangars plantés dans la pampa. C'est en enquêtant sur le commerce de viande de cheval que deux associations de défense animale, l'une suisse, TSB (1), l'autre allemande, AWF (2), ont découvert puis approché cinq de ces «fermes» situées en Argentine et en Uruguay. Leur business ? Prélever du sang sur des juments enceintes. Durant leur gestation, entre le 40e et le 120e jour environ, les juments produisent une hormone spécifique qui intéresse beaucoup l'industrie pharmaceutique ; une hormone largement utilisée dans les élevages car elle permet de programmer les naissances.

De ces longs mois d’investigation, entre mars 2015 et avril 2017, TSB et AWF ont rapporté des vidéos, des photos, des témoignages. On découvre des troupeaux livrés à eux-mêmes, dans des pâtures rases. De nombreuses juments maigres, malades ou blessées. Certaines souffrent de plaies ouvertes et infectées, d’autres de fractures. Au sol, des squelettes, des cadavres. Mais le pire est à venir : TSB et AWF assurent que durant plus de deux mois, à raison d’une à deux fois par semaine, ces juments se voient prélever jusqu’à dix litres de sang (soit l’équivalent de deux litres pour un homme de 80 kilos).

Une jument présente une plaie ouverte infectée, en avril, en Uruguay. Photo Animal Welfare Foundation.

Les images rapportées par les associations montrent des animaux apeurés, maltraités, conduits de force dans les box de contention où une canule sera insérée dans leur veine jugulaire. Lorsque la précieuse hormone n'est plus secrétée par le placenta, autrement dit lorsque leur sang n'est plus intéressant, ces juments seraient, toujours selon les informations collectées par ces ONG par le biais d'entretiens avec d'anciens employés de ces fermes, avortées manuellement, à trois mois et demi de grossesse, sans anesthésie : une main enfoncée dans leur vagin perce le sac contenant le liquide amniotique. La femelle perd alors son poulain, considéré comme un simple coproduit. Puis elle sera à nouveau engrossée. Les juments pourraient ainsi être «pleines» plusieurs fois par an, alors que leur gestation normale dure environ onze mois.

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«Au bout de trois à quatre ans, les juments qui ont survécu à ces années de maltraitance, épuisées et stériles partent à l'abattoir pour alimenter le commerce de la viande chevaline, exportée notamment vers la France», dénonce Adeline Colonat, chargée de communication éditoriale à Welfarm, l'association dédiée à la protection des animaux de ferme qui relaye l'enquête en France. Elle estime que plus de 10 000 juments sont exploitées pour leur sang en Argentine et en Uruguay ; environ 30 % mourraient chaque année, dans les champs ou à l'abattoir. «De telles pratiques sont contraires aux lois de protection animale en vigueur en France. Ces fermes ne pourraient s'implanter sur notre territoire, poursuit Adeline Colonat. Il est donc inacceptable que des laboratoires français se fournissent auprès de pays moins regardants en matière de bien-être animal.»

Selon Welfarm, les pays d’Europe figurent parmi les premiers importateurs de l’hormone produite par ces juments. Et parmi eux, la France : dans leur rapport d’enquête, TSB et AWF livrent les chiffres des douanes concernant la société Syntex, spécialisée dans ce juteux business. Selon ces chiffres, Syntex Argentine a exporté vers la France, entre janvier et mai 2017, pour plus de 6 millions de dollars (environ 5,1 millions d’euros), soit nettement plus qu’en 2016, avec 3,3 millions dollars. Dans le même temps, la branche uruguayenne de Syntex exportait vers l’Hexagone à hauteur de 3,3 millions de dollars. Mais à quoi sert précisément cette hormone, vendue un million de dollars les 100 grammes ?

Pétition européenne

Présente dans une douzaine de médicaments en France, la gonadotrophine chorionique équine (eCG, autrefois appelée PMSG) est utilisée dans les élevages afin de déclencher et de synchroniser les chaleurs des animaux. Autrement dit, de rendre les femelles toutes fertiles en même temps. «Cette hormone stimule les ovaires et synchronise les cycles. Elle peut augmenter le nombre d'ovulations et aussi traiter les cas d'infertilité, résume le Pr Jean-François Bruyas, vice-président de la fédération des syndicats vétérinaires de France (FSVF). Ces produits, courants dans les élevages, sont notamment utilisés pour faire se reproduire les femelles à la période souhaitée. Dans les élevages porcins, cette hormone augmente légèrement le nombre de petits par truie et permet de programmer, et donc de grouper, les mises-bas.» L'utilisation de cette hormone, réputée très efficace, serait quasi systématique dans les élevages de chèvres et de brebis, afin d'assurer une production laitière à l'année. Bref, l'eCG facilite le travail de l'éleveur et accroît la productivité de son entreprise.

On comprend que l'industrie pharmaceutique vétérinaire s'y soit intéressée. C'est notamment le cas du laboratoire MSD Santé animale, qui commercialise plusieurs produits contenant cette hormone. Une pétition européenne demandant à cette société de renoncer à ses fournisseurs sud-américains avait recueilli plus de 326 000 signatures. C'est gagné : ce labo dit avoir cessé depuis fin 2016 toute importation en provenance d'Amérique latine. Pour autant, MSD affirme n'avoir jamais travaillé avec les fermes à sang dénoncées par TSB et AWF. «Ces fournisseurs n'étaient pas les nôtres», assure Aurélie Verhulst, chargée de communication à MSD. Pourquoi, dès lors, avoir changé de fournisseurs ? «Suite à ces informations, nous avons accru nos exigences et demandé la présence systématique de vétérinaires durant la collecte de sang. Ce que ces fournisseurs sud-américains n'ont pu nous assurer. Désormais, nous nous approvisionnons donc uniquement en Europe.» Où ? D'après nos informations, seule l'Islande offre de tels «services». Un autre poids lourd du secteur pharmaceutique, le laboratoire Ceva santé animale, reconnaît quant à lui se fournir exclusivement en Argentine auprès de la société Syntex. Pourtant, Ceva a été contacté à plusieurs reprises par l'association TSB, dès 2015, pour l'alerter sur les maltraitances des juments outre-Atlantique. «La première chose que nous avons faite après avoir vu ces vidéos fut de mandater une équipe en interne avec un expert indépendant pour voir les conditions d'élevage de ces chevaux», affirme Pierre Revel-Mouroz, directeur général délégué chargé de l'audit à Ceva. Ces investigations n'auraient, dit-il, mis en évidence aucune anomalie dans la «ferme» auprès de laquelle Ceva s'approvisionne. «Elle est régulièrement inspectée par les autorités locales du ministère de l'Agriculture argentin, argumente Pierre Revel-Mouroz. Si de la maltraitance était démontrée, ce serait inacceptable pour un groupe comme le nôtre.» Ceva sous-entend que la plupart des laboratoires demandeurs d'eCG s'approvisionnent en Amérique du Sud auprès de Syntex. Qu'ils le disent… ou non.

«Turnover»

Si l'affaire des «fermes à sang» est encore inconnue du grand public en France, elle inquiète - voire émeut - les milieux directement concernés. «Ces informations m'ont choqué. C'est d'autant plus paradoxal que notre métier, notre vocation, c'est la santé animale», s'indigne Jean-Louis Hunault, président du Syndicat de l'industrie du médicament et réactif vétérinaires (SIMV), qui fédère quarante entreprises (dont Ceva et MSD). Mais si «la question a été abordée à plusieurs occasions», aucun membre de ce syndicat ne s'est reconnu dans les pratiques dénoncées par les ONG.

Le directeur de l'unité Physiologie de la reproduction et des comportements à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra), Florian Guillou, a lui aussi entendu parler de maltraitances liées à la production d'eCG : «Cette situation pose des questions éthiques mais présente aussi un risque sanitaire potentiel, vu le grand nombre de lots sanguins nécessaires à cette production. De plus, cette hormone fonctionne souvent moins bien après trois injections, ce qui implique un turnover important des femelles…»

Que pensent les éleveurs, principaux concernés en tant qu'utilisateurs de cette hormone équine ? Le courrier de l'association Welfarm invitant le syndicat de la viande (Interbev), la filière porcine (Inaporc) et caprine (Anicap), à prendre position dans ce dossier est resté sans réponse. Ces professionnels n'ont guère plus causé à Libération. Quant au Conseil national de l'ordre des vétérinaires, il avance prudemment. «Le problème a été soulevé il y a peu en France. Nous n'avons été alertés qu'en janvier dernier. Les vétérinaires s'interrogent, la question est d'actualité», reconnaît la Dre Ghislaine Jançon, chargée de la commission bientraitance animale. En Suisse, les vétérinaires ont demandé aux éleveurs et à leurs confrères de ne plus utiliser d'eCG. L'Europe devra elle aussi se prononcer. Une pétition qui comptabilise déjà plus de 1,7 million de signatures lui demande d'interdire l'importation d'eCG. «En mars 2016, le Parlement européen publiait un amendement déclarant que la production d'eCG dans les pays tiers n'était pas conforme aux standards de l'UE en matière de protection animale, rappelle Welfarm. C'est désormais au Conseil européen de statuer.»

(1) Tierschutzbund Zürich.
(2) Animal Welfare Foundation.

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