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De l’art de gagner des élections « démocratiques » en Afrique

Face aux aspirations au changement, les forces au pouvoir sur le continent font preuve d’une grande capacité de résistance et d’adaptation pour se maintenir en place.

Par André Guichaoua

Publié le 06 octobre 2017 à 17h40, modifié le 06 octobre 2017 à 17h40

Temps de Lecture 45 min.

Le nouveau président angolais, Joa Lourenco, à Luanda, le 26 septembre.

Les régimes bâtis sur les ruines de guerres civiles en Angola, au Burundi, au Congo, en République démocratique du Congo (RDC), en Ouganda et au Rwanda, ont reposé sur des forces politico-militaires. Hormis au Kenya, en Tanzanie et en Zambie, où le multipartisme a été rétabli au début des années 1990 et a perduré malgré des élections entachées de violences, partout les espérances démocratiques ont été trahies ou manipulées.

Entre juin 2015 et août 2017, la région a ainsi connu un enchaînement ininterrompu d’élections générales. Les scrutins du Burundi en 2015 et de la RDC, initialement prévus en 2016, étaient les plus redoutés. Les présidents sortants voulaient se maintenir au pouvoir au-delà de leur second mandat. Au Congo, en Ouganda et au Kenya, les risques d’affrontements étaient tangibles.

Ces régimes étaient datés, voire gagnés par l’usure. Parmi les « new leaders » révolutionnaires ou progressistes, l’Angolais (José Eduardo dos Santos), le Congolais (Denis Sassou-Nguesso) et l’Ougandais (Yoweri Museveni) avaient plus de 70 ans, régné trente ans ou plus et étaient candidats à de nouveaux mandats. Quant aux présidents rwandais (Paul Kagamé), congolais (RDC, Joseph Kabila) et burundais (Pierre Nkurunziza), après avoir exercé respectivement le pouvoir pendant vingt et un, quatorze et dix ans, ils modifiaient leur Constitution pour briguer un troisième mandat.

Des pouvoirs usés mais rusés

Malgré la conjoncture régionale déprimée et le scepticisme contagieux des électeurs, ces rites de consécration « démocratique » se sont, au cours des deux dernières décennies, imposés comme des événements incontournables, y compris dans les pays les plus autoritaires où tout est connu à l’avance : les partis en lice, les candidats autorisés, voire les résultats.

Aussi illusoire soit-elle, la mise en scène de ces rituels constitue néanmoins un exercice risqué pour les détenteurs du pouvoir. Ils se doivent de maîtriser les règles de l’art pour s’assurer un contrôle maximal de leurs propres institutions, et faire spectacle de l’attachement des populations à ses dirigeants. C’est pourquoi le résultat de la compétition – entre le perfectionnement des manipulations électorales et les innombrables formes de contournements que peut inventer l’expression démocratique – n’est jamais totalement assuré.

Ainsi, de Kinshasa à Kampala en passant par Brazzaville, Luanda et Bujumbura, des contestataires courageux, bénéficiant généralement de la bienveillance et parfois du soutien actif de la population, ont organisé de nombreuses mobilisations. Elles exprimaient l’exaspération et les attentes d’une génération dénonçant des régimes accrochés au pouvoir et dont l’autoritarisme s’accroissait proportionnellement aux désillusions engendrées.

Face à ces aspirations au changement, les forces au pouvoir ont généralement fait preuve d’une grande capacité de résistance et d’adaptation. Partout elles l’ont emporté, sauf à ce jour au Kenya, où un second vote doit se tenir le 26 octobre après l’annulation surprise du scrutin par la Cour suprême. En RDC, les manœuvres dilatoires de Joseph Kabila visant à bloquer la tenue des élections lui permettent toujours de se maintenir au pouvoir. En Angola, l’élection d’un proche du président sortant José Eduardo dos Santos qui, malade, s’est finalement retiré de la course après avoir verrouillé sa succession, préserve l’emprise de son clan.

Au pouvoir jusqu’en 2031 ou 2034

Cette série de rendez-vous électoraux en Afrique centrale et orientale avait mal commencé, avec le coup de force, en avril 2015, du « troisième mandat » présidentiel au Burundi, pays meurtri par dix ans de guerre civile mais devenu une référence régionale de transition pacifique. Trois mois de manœuvres et de répression brutale furent nécessaires au candidat sortant pour parvenir à ses fins. Résultat : le pays est retombé dans les affres de la guerre civile et s’enfonce plus encore à la dernière place des pays les plus pauvres de la planète. Discrédité par la gestion violente de la crise déclenchée par un président encore inexpérimenté, le Burundi obligeait alors les présidents sortants de la région – tous récidivistes patentés – à faire preuve d’un grand professionnalisme.

A la frontière entre le Burundi et la République démocratique du Congo, en janvier 2017.

En février 2016, la reconduction en Ouganda de Yoweri Museveni pour un cinquième mandat s’est opérée sans vrai débordement. En mars, dans un contexte national plus tendu, le président congolais Denis Sassou-Nguesso inaugurait le premier des trois mandats supplémentaires que la nouvelle Constitution venait de lui accorder. Elle lui ouvre les portes du pouvoir jusqu’en 2031, à l’approche de ses 90 ans…

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Le Rwanda fait mieux : la nouvelle Constitution, modifiée par référendum en 2015, permet au président Paul Kagamé de rester au pouvoir jusqu’en 2034. L’opération, rondement menée, n’a laissé aucune place au suspens. La réforme constitutionnelle a été approuvée par 98 % des électeurs, représentant eux-mêmes plus de 98 % des inscrits.

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On retrouve là l’efficacité de l’ingénierie sociale qui a présidé à la reconstruction du Rwanda post-génocide sous l’autorité du Front patriotique rwandais (FPR) : parti unique de facto, justice sélective, réécriture de l’histoire, réconciliation forcée, soumission totale des citoyens à un encadrement de proximité omniprésent, relayé par une série de structures verticales chargées de leur « sensibilisation ». Le président Kagamé avait lui-même annoncé qu’il serait réélu avec un score similaire à celui du référendum, le résultat dépassa son pronostic !

Au total, donc, en l’attente des échéances à venir au Kenya et en RDC, tous les candidats autoproclamés sortis vainqueurs des épreuves électorales peuvent se targuer d’une légitimité populaire écrasante, voire d’un plébiscite.

Le règne du chacun pour soi

Au-delà des motivations prosaïques liées à leurs fonctions – biens, protection de leurs proches, impunité judiciaire – leur ancienneté même, et celle de leurs pairs de la région, impliquait, à leurs yeux, leur maintien.

Leurs relations, alliances et oppositions se sont dessinées dans un passé commun marqué par des guerres civiles et des confrontations régionales d’une violence extrême. En conséquence, l’instabilité structurelle qui prévaut de l’est à l’ouest de cette Afrique « médiane » se nourrit de l’incapacité – ou du refus – des Etats à formaliser les cadres de politiques de coopération et d’intégration régionale mutuellement avantageuses. Ces cadres formels permettraient pourtant de mettre en valeur de façon équitable les ressources humaines, les potentialités agricoles, minières et autres de l’ensemble de la région.

En 2013, les brigades d’intervention africaines rattachées à la mission de maintien de la paix en RDC furent mandatées pour procéder à la neutralisation des principaux groupes miliciens de l’est du pays. Elles ciblaient notamment le M23, un mouvement soutenu par le Rwanda et l’Ouganda comme les informations transmises par la suite à la Cour pénale internationale (CPI) le démontreraient. Avec le retour à une situation de guerre de basse intensité, on assiste à une cogestion régulée de l’instabilité.

L’exploitation des ressources naturelles alimente de fructueux échanges transfrontaliers pilotés au plus haut niveau des Etats. Ces activités lucratives pour les élites au pouvoir permettent aux pays de la sous-région d’exporter des biens qu’ils ne produisent pas et assurent la vitalité régionale et internationale des divers corridors vers les côtes de l’océan Indien.

Des pays occidentaux privés de levier

Cette instabilité est, paradoxalement, sécurisée par d’importantes forces de maintien de la paix, confrontées à de nombreux groupes armés, politiques et mafieux qui contrôlent de vastes espaces de non-droit. Alors qu’à chaque étape de valorisation des richesses, la redistribution des dividendes relève pour l’essentiel d’intérêts privés, on comprend mieux pourquoi chacun des chefs d’Etat estime être le mieux placé pour assurer la défense des intérêts nationaux, personnels et plus largement ceux des groupes politico-ethniques qu’ils représentent.

Des casques bleus de la mission de l’ONU en RDC, en partance pour la province de l’Ituri, en 2016.

Tout cela justifie en partie la grande prudence et la retenue des trois ex-puissances tutélaires – les Etats-Unis, la France et la Belgique – qui se portaient traditionnellement garantes de la stabilité régionale en s’impliquant fortement dans le suivi des processus électoraux. Ils sont désormais confrontés à un environnement politique très ouvert et à une vive compétition économique avec de puissants groupes d’investisseurs chinois, indiens, arabes, sud-africains. Leur réserve est partagée par les organisations financières et des bailleurs de fonds internationaux, dont les apports ne pèsent plus qu’à la marge. Toutes ces nations disposent de richesses minières considérables et se sont dotées d’un potentiel militaire important.

De fait, les pressions des pays occidentaux qui ont précédé et accompagné l’organisation des scrutins à risques n’ont pas eu d’autre effet que d’être dénoncées comme autant de tentatives d’ingérence. Les velléités de conditionnalité politique de la part de la « communauté internationale », notamment lorsqu’elles sont motivées par des préoccupations démocratiques, sont vouées à l’échec, même vis-à-vis des « petits » pays.

Même constat s’agissant des organisations régionales africaines. Toutes les démarches de médiation – concertées ou concurrentes – lors du suivi des scrutins et des crises engendrées, ont abouti à une reconnaissance des situations de fait au nom du respect de la souveraineté des Etats.

Le « réalisme » de l’Union africaine

Une illustration symbolique de ce réalisme en a été donnée par le sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine réuni à Addis-Abeba, le 3 juillet. Ils n’ont pas hésité à porter le président rwandais à la présidence de l’organisation à compter du 1er janvier 2018, alors qu’il était lui-même candidat à une élection qui se tenait le 4 août suivant… En accordant, par anticipation, leurs voix au président Kagamé, ses pairs donnaient ainsi la mesure du respect dû à la libre expression des électeurs rwandais.

Ainsi, ils ne faisaient que rendre hommage à celui qui, parmi eux, était sans conteste le plus performant en matière d’organisation d’élections : une opposition inexistante et muselée, un candidat unique en campagne, des scores toujours plus brillants.

Dans un contexte global déprimé, le profil personnel du prochain président de l’UA, le père du « miracle économique » rwandais, était incontestablement le mieux placé pour redorer le blason d’une institution vivement critiquée et décrédibilisée pour son impuissance face à la plupart des conflits et des défis du continent. Il importait aussi d’inviter le président rwandais à œuvrer activement au retour d’une paix durable dans la région des Grands-Lacs.

Les nouveaux canons de la « bonne gouvernance »

Les chefs d’Etats africains proposaient ainsi une actualisation pragmatique du célèbre discours du président Barack Obama, prononcé à Accra en 2009. Après avoir stigmatisé les autocrates, affirmant que « l’Afrique n’a pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes », celui-ci relativisait aussitôt son propos. « La vérité essentielle de la démocratie est que chaque nation détermine elle-même son destin », disait-il, avant de préciser : « Nous devons soutenir les démocraties puissantes et durables. »

Cette approche a guidé la politique de coopération de l’administration américaine au cours de son second mandat. Les « news leaders » africains de la « Great Horn of Africa » incarnaient alors la synthèse assumée de la « bonne gouvernance » : des « hommes forts » à la tête d’« institutions fortes » assurant l’ordre et la sécurité au service de la croissance. Des fondamentaux du développement ouvertement et largement partagés depuis lors par toutes les grandes puissances et les organisations internationales tenues au réalisme.

Ces démocraties puissantes sont-elles pour autant durables ? Manifestement, la question n’effleure pas ces « démocrates » régulièrement « plébiscités » par leurs concitoyens. Hormis le président Kabila, toujours pas fixé sur son sort, deux d’entre eux doivent encore ajuster leur Constitution pour assurer leur réélection. Au Burundi, les hiérarques du régime s’activent pour définir le scénario de sa mise en œuvre. En Ouganda, le président Museveni prévoit de supprimer la limite d’âge de 75 ans qui le rendrait inéligible en 2021.

Bref, tous se projettent dans l’avenir sans envisager une quelconque échéance. Aucun n’affiche la moindre intention de relâcher son étreinte sur le pays, gardant en mémoire que, s’ils n’ont jamais hésité à neutraliser leurs rivaux potentiels, ils ne sont pas à l’abri d’une telle mésaventure.

L’impunité, une préoccupation permanente

Dans le droit-fil de ces contraintes, on peut s’interroger sur les motivations qui ont conduit au vote de principe des chefs d’Etat de l’Union africaine en 2016, de quitter la Cour pénale internationale et d’y substituer une Cour de justice africaine indépendante. Ce projet, à l’initiative de Paul Kagamé, capitalisait la défiance de nombre de pays africains envers une institution dont ils contestent la légitimité et l’impartialité. Il s’agirait là d’une évolution importante, de la part des dirigeants de la région, qui par le passé ont soit eu recours aux tribunaux pénaux internationaux ou à la CPI, soit invoqué la compétence universelle.

Mais cette opposition résolue à la CPI illustre sans doute un autre volet, peut-être déterminant, des préoccupations des chefs d’Etat à la tête des « démocraties autoritaires » : celui de l’impunité. Ces « hommes forts », qui assument la totalité des pouvoirs et sans l’aval duquel aucune décision importante ne peut être prise, savent tous pertinemment qu’en cas de poursuites la procédure remontera inévitablement jusqu’à eux sans qu’ils puissent invoquer leur ignorance ou les errances d’une chaîne de commandement où les responsabilités seraient floues ou diluées.

L’ancien président de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, à la CPI, en janvier 2016.

Certes, tous n’ont pas instauré des régimes de terreur et plusieurs s’accommodent même de l’existence de larges espaces de libertés individuelles et collectives pour peu qu’ils ne se mêlent pas des affaires du pouvoir. Mais qu’il s’agisse de crimes imprescriptibles – comme les crimes de guerre et contre l’humanité du FPR restés sans suite au Tribunal pénal pour le Rwanda et au-delà – ou accompagnant la répression brutale d’opposants – comme ceux récents du Burundi dont la CPI pourrait bien se saisir –, il leur est ainsi difficile de renoncer à l’impunité liée à la fonction de chef d’Etat.

L’ultime pouvoir des résistants

Une illustration saisissante en a été fournie, les 28 et 29 septembre, à Genève par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies dont les membres ont voté dans un climat délétère deux résolutions contradictoires sur le Burundi. La première résolution déposée, à la surprise générale, par le groupe Afrique soutenait les autorités burundaises dans leur opposition aux organisations internationales demandant la saisine de la CPI pour les graves atteintes aux droits humains commises dans ce pays depuis 2015. Des accusations étayées par le rapport d’une Commission d’enquête internationale indépendante.

Le lendemain, une seconde résolution présentée par l’Union européenne prenait le contre-pied de la première et entérinait la demande de poursuite de responsables burundais par la CPI. Marqués par de nombreuses abstentions, les deux votes opposés exprimaient l’ambivalence des Etats membres du Conseil des droits de l’homme sur le statut et les prérogatives de la justice pénale internationale.

Plus largement, ils illustraient l’opportunisme des alliances, l’inconsistance des médiations de paix régionales des organisations africaines et la fin probable du processus de dialogue interburundais, la confrontation frontale entre le Burundi et le Rwanda (le Rwanda et le Botswana furent les seuls pays africains à approuver la demande de poursuite des autorités burundaises défendue par l’Union européenne). Voilà donc la CPI face à un dossier qui cristallise les oppositions politiques et qui, quelle que soit la décision retenue, suscitera de vives contestations partisanes.

Mais cet épisode démontre aussi que même dans les pays soumis à l’autoritarisme le plus agressif, il existe toujours des pôles de résistance structurés dont la voix peut être entendue. L’une de leurs tâches prioritaires consiste à documenter les exactions. Leurs données serviront de preuves lorsque des poursuites pourront être engagées. La documentation des crimes demeure, aujourd’hui, le dernier pouvoir et l’ultime espoir des résistants. Même dans un lointain futur, ces éléments pourront avoir un rôle déterminant sur ceux qui s’imposent présidents à vie.

The Conversation

André Guichaoua est professeur à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.

Cet article a d’abord été publié par le site The Conversation.

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