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Tunisie : d'une histoire de bisou à un contrôle de police qui tourne mal

Un Franco-algérien et une Tunisienne ont été condamnés à quatre et trois mois de prison. Leur arrestation et leur condamnation ont suscité l’indignation sur les réseaux sociaux
Six chefs d'accusation ont été retenus contre Nessim Ouadi et sa petite amie (Shutterstock)

TUNIS – Un jeune entrepreneur franco-algérien de 33 ans, Nessim Ouadi, ainsi que sa petite amie tunisienne de 44 ans, ont été condamnés à plusieurs mois de prison ferme mercredi 4 octobre par une juge du tribunal cantonal de Carthage sur la base du code pénal.

Leur faute ? S’être fait surprendre par la police tunisienne en train de discuter dans une voiture, sur le bas-côté d'une route, et avoir voulu en découdre avec les policiers, selon le récit de leur avocat publié sur Facebook jeudi 5 octobre. 

« Ils s'arrêtent rapidement pour discuter sur la route touristique de Gammarth [banlieue de Tunis]. Au bout de deux minutes, une voiture de police arrive. Les policiers leur demandent leur pièce d'identité. Elle prend son sac. Elle remet sa carte identité. Le Franco-algérien ne parle pas un mot d’arabe. Son passeport est dans sa valise dans le coffre arrière. Les policiers lui crient dessus, l’insultent et le font descendre de force. Il leur remet son passeport. Ils fouillent ses bagages puis la voiture, même sous les tapis. Ils sont conduits au commissariat de police. Au bout d'une vingtaine de minutes, l'un des policiers vient vers eux pour leur annoncer qu'ils peuvent rentrer chez eux », raconte-t-il en précisant que l’histoire ne s’arrête pas là.

« Le Franco-algérien, se croyant en France ou dans un film, lance aux policiers : ‘’Vous pensez que ça va s’arrêter là ? Je veux vos noms et vos matricules. J’ai l’intention d’en parler à mon ambassade.’’ Et c'est là que leur vie va basculer. »

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Outrage à un fonctionnaire de l’ordre public, outrage à la pudeur et refus d’obtempérer à la police, les faits qui sont reprochés à Nessim Ouadi ne sont pas nouveaux en Tunisie, ces charges étant souvent utilisées contre la jeunesse lors de manifestations ou contre les amoureux trop démonstratifs.

Mais l’arrestation, vendredi 30 septembre, du jeune homme et de sa petite amie suscite déjà l’indignation sur les réseaux sociaux, car les premières rumeurs autour de l’affaire rapportent que les deux personnes étaient en train de s’embrasser (c’est aussi la version des proches du couple), raison pour laquelle la police serait venue les voir. 

Selon la police, ils auraient été trouvés « dans une position indécente ».

« En Tunisie, embrasser ta copine peut te coûter quatre mois et demi de prison ferme avec une rapidité d’exécution de 72 heures. La tabasser ne te coûtera absolument rien », relève un Tunisien sur Facebook dans un statut resté confidentiel.

« Un énième couple jeté en prison pour avoir échangé un baiser en public ! Les jeunes couples sont constamment traqués pour délit ‘’d’amour’’ […] Des lois archaïques ne pouvant que légitimer les pensées sclérosées de certains et renforcer le mal-être de cette jeunesse tiraillée entre ses envies de modernisme et les limites imposées par une société qui se veut garante des libertés individuelles », dénonce une internaute tunisienne.

Connu dans le milieu des entrepreneurs tunisiens, Nessim avait séjourné pendant sept mois en Tunisie l’année dernière pour créer sa startup, puis il était parti à Marseille lancer son projet, selon les informations données à Middle East Eye par un proche qui a suivi son arrestation mais qui n’a pas souhaité être cité.

Six chefs d’accusation

« Venu passer quelques jours de vacances à Tunis, Nessim rentrait d’une soirée avec sa petite amie tunisienne et s’est fait arrêter par la police alors qu’il était en train de l’embrasser », raconte son ami. « Des policiers sont arrivés et lui ont demandé de descendre. S’en est suivie une altercation verbale qui a mené les deux jeunes au poste de police de Bouchoucha où ils ont passé une partie du week-end. »

Le dimanche matin, ils ont été déférés devant le procureur du tribunal de première instance de Tunis qui a émis un mandat de dépôt contre eux et leur a énoncé les six chefs d’accusation retenus, basés sur les articles 125 (outrage à un fonctionnaire), 226, 226 bis, 315, 316 et 317 du code pénal. Nessim a été transféré à la prison de Monarguia (à 14 km au sud-ouest de Tunis), et la jeune fille, à celle de Manouba (banlieue nord-ouest de Tunis), en attendant leur passage express devant le juge mercredi 4 octobre.

Leur avocat Ghazi Mrabet s’est étonné de « la rapidité du jugement » mais aussi « des nombreux vices de procédure »

Leur avocat Ghazi Mrabet, connu pour avoir défendu de nombreux rappeurs et des jeunes jugés pour consommation de cannabis, s’est étonné de « la rapidité du jugement » mais aussi « des nombreux vices de procédure » pendant l’arrestation. 

« On ne les a pas laissés voir un avocat, ni permis de contacter leur famille, ni [dans le cas de Nessim] le service juridique de l’ambassade de France », souligne-t-il à Middle East Eye. « Alors que mon client [Nessim] ne parle pas arabe, il s’est retrouvé obligé de signer une déposition écrite en arabe par les policiers. Il a d’ailleurs été accompagné d'un interprète lors du procès pour pouvoir comprendre la juge. Au début de l'audience, le frère de la femme a pris la main de sa sœur pour l'embrasser longuement. Je n'oublierai jamais ce moment de tendresse et d'immense tristesse à la fois. » poursuit-il sur son mur Facebook.

La sanction tombe : deux mois de prison ferme pour les deux, pour atteinte à la pudeur, quinze jours pour refus d'obtempérer à un ordre, quinze jours pour la Tunisienne pour état d’ébriété, et deux mois pour le Franco-algérien pour outrage à un fonctionnaire public et atteinte aux bonnes mœurs. Soit au total trois mois fermes pour elle, et quatre mois et demi pour lui selon l’avocat.

Human Rights Watch (HRW) a d’ailleurs plusieurs fois dénoncé « l’usage abusif » de l’article 125 du code pénal.

Ce jeudi, cinq jeunes du Kef (nord-ouest de la Tunisie) comparaissent devant le tribunal pour les mêmes chefs d’accusation. Parmi eux se trouve la militante Afraa ben Azza, connue pour avoir été arrêtée à plusieurs reprises par la police du Kef pour son engagement en faveur du mouvement Manich Msamah (je ne pardonne pas) contre la corruption.

« Ces deux personnes sont victimes d'un système qui perdure malgré des avancées. Un système où la police, confortée par une mentalité de plus en plus conservatrice, rejette la construction démocratique et le progrès. Ce genre de violation de la loi n'est pas anodin », ajoute Ghazi Mrabet.

Alors que le pays se distingue par ses avancées en matière de droits des femmes, avec l’annulation en septembre dernier de la circulaire 73 empêchant une tunisienne de se marier à un non-musulman et le vote en juillet d’une loi contre les violences faites aux femmes, des menaces pèsent encore sur les libertés individuelles.

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