Libé des historiens: Critique

Travail nomade, pauvres jobs

La journaliste américaine Jessica Bruder est allée à la rencontre des «workampers», des travailleurs souvent âgés, contraints d’abandonner leur maison pour se déplacer au gré des boulots. Une enquête importante qui évoque Steinbeck ou les «hobos».
par Pap Ndiaye, Professeur à Sciences-Po Paris
publié le 4 octobre 2017 à 17h16

Vous préférez manger ou aller chez le dentiste ? Payer la facture d’électricité ou mettre de l’essence dans la voiture ? Ce genre de questions se pose à des millions d’Américains pauvres, pour qui la solution consiste à se débarrasser du poste de dépense le plus important : la maison et son cortège de dettes et de factures.

Nomadland porte sur une partie mal visible du monde du travail américain, constituée de personnes âgées qui ont le plus souvent perdu leur logement et leurs économies lors de la crise immobilière et financière de 2008. Bien sûr, le pays va mieux aujourd'hui, mais des millions d'Américains ne s'en sont jamais remis, n'ont jamais pu retrouver une vie stable. Une partie d'entre eux se déplacent d'un job à l'autre à bord de camping-cars déglingués (les recreational vehicle, ou «RVs»), de pick-up rafistolés où s'entassent leurs affaires. Cette communauté nomade de plusieurs dizaines de milliers de personnes (on ne connaît pas leur nombre exact), ce sont les workampers, sujet de l'enquête au long cours de Jessica Bruder. La journaliste est partie à la rencontre de ces travailleurs pauvres nomades pour décrire leur vie quotidienne, les trésors d'ingéniosité pour réparer un moteur, bricoler un chauffage dans une caravane, mais aussi s'entraider via Facebook et des sites spécialisés comme CheapRVliving.com. Il y a bien des retraités aisés qui sillonnent les Etats-Unis au volant de leurs énormes et luxueux «RVs», mais le gros bataillon des nomades est fait d'une armée de travailleurs pauvres.

Nouvelle économie

Tout cela n'est pas complètement nouveau. Dans les années 30, pendant la Grande Dépression, des fermiers ruinés et des ouvriers au chômage brinquebalaient aussi sur les routes du pays. Dans les Raisins de la colère, John Steinbeck a tracé un portrait inoubliable de la famille Joad, sautant d'un camp de fortune à l'autre au long de la Route 66 après avoir été chassée de sa ferme de l'Oklahoma par les dettes et l'érosion des terres. Depuis la fin du XIXsiècle, il y a aussi eu les hobos, ces ouvriers itinérants voyageant clandestinement à bord des trains de marchandises, dont la littérature et le cinéma se sont emparés pour en faire des figures attachantes, parfois romantiques. Le personnage le plus célèbre du cinéma, Charlot, était un hobo. La différence est qu'aujourd'hui, l'économie américaine est sortie de la crise, le chômage est bas et tout le monde devrait avoir retrouvé un toit. Mais il est une réalité simple et cruelle que la présidence Obama n'a pas changée : avec un salaire minimum (7,25 dollars de l'heure au minimum fédéral, parfois un peu plus selon les Etats) ou 400 dollars de pension de retraite, on ne peut pas s'en sortir.

Aujourd’hui, presque 9 millions d’Américains de plus de 65 ans travaillent, soit 18,8 % de cette tranche d’âge. Et les deux tiers d’entre eux le font à plein temps, soit une augmentation de 60 % depuis le début des années 2000. Les pensions de retraite de la sécurité sociale sont très insuffisantes, et la crise de 2008 a fait le reste pour ruiner ces personnes âgées, souvent seules. Celles qui ne pouvaient pas se reloger chez leurs enfants ou leurs amis ont donc pris la route.

Ces travailleurs nomades âgés occupent une grande variété de postes. Certains sont attendus : la cueillette des pommes ou le ramassage des betteraves, la vente des hot-dogs et de bière dans les festivals, le nettoyage dans les parcs nationaux. D’autres sont plus surprenants, car liés à la nouvelle économie. C’est ici que le livre prend vraiment tournure. Amazon est en effet le principal employeur de ces nomades, via son programme CamperForce. Jeff Bezos, président fondateur d’Amazon, a annoncé qu’en 2020 un travailleur nomade sur quatre travaillerait pour son entreprise, et c’est bien parti pour. Il y a donc à proximité des entrepôts Amazon de grands terrains où sont parqués les véhicules des employés CamperForce. L’avantage pour Amazon est d’avoir à disposition des travailleurs précaires, ultraflexibles, qui se déplacent d’un entrepôt à l’autre en fonction des besoins, et accessoirement trop nomades pour se syndicaliser. A plus de 10 dollars l’heure, les candidats ne manquent pas. La camaraderie et l’entraide permettent de tenir le coup.

Comprimés à la chaîne

On objectera que leur âge est trop avancé pour un travail si physique (vingt kilomètres par jour, des charges à porter). Mais les responsables d'Amazon ont étudié la question et conclu que les employés seniors comprennent que c'est un «marathon», pas un «sprint», qu'ils y mettent tout leur courage avec une bonne éthique de travail, et qu'ils en font finalement tout autant que les plus jeunes, quitte à avaler à la chaîne des comprimés d'ibuprofène. En outre, l'entreprise touche des subventions fédérales (sous la forme de crédits d'impôt qui représentent 25 à 40 % des salaires versés) pour l'emploi des personnes âgées. Il y a aussi des jeunes chez les nomades d'Amazon, mais les seniors sont les bienvenus, et ils sont les plus nombreux. Il est dommage que Jessica Bruder n'ait rencontré que des employés blancs, comme si ce monde nomade n'était fait que de ces white trash déclassés qui font l'objet de nombreux travaux ces temps-ci - l'élection de Trump est passée par là. Les migrants noirs et hispaniques sont absents de Nomadland.

En outre, Bruder s’attache à une description ethnographique, et ne s’attarde pas sur les causes politiques de cette situation : l’affaissement des retraites de la sécurité sociale à partir des années 80 au profit de plans de retraite par capitalisation, à la merci d’une faillite du gestionnaire ; la faiblesse de la régulation et de l’imposition des firmes géantes de la nouvelle économie ; et toujours la question entêtante de l’accroissement faramineux des revenus et patrimoines des plus riches, à peine ralenti par la crise de 2008 et les mandats de Barack Obama.

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