Derrière Bertrand Cantat en héros romantique, l'histoire d'une presse française machiste

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Derrière Bertrand Cantat en héros romantique, l'histoire d'une presse française machiste

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La couverture des "Inrockuptibles" d'octobre 2017
La couverture des "Inrockuptibles" d'octobre 2017

La Une des "Inrockuptibles" du 11 octobre fait scandale : Marlène Schiappa elle-même s'est indignée de cette "promo" à un "assassin". Avec cette image de Bertrand Cantat ébouriffé, le verbe plein de pathos, l'hebdo s'inscrit dans une longue tradition française consistant à romantiser les fémicides.

Barbe de trois jours, cheveux en bataille, regard de cocker... Bertrand Cantat, en couverture des Inrocks pour annoncer son retour sur la scène musicale, voilà qui fait grincer bien des dents. À commencer par celles de la secrétaire d’État, chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Marlène Schiappa. "Et au nom de quoi devons-nous supporter la promo de celui qui a assassiné Marie Trintignant à coups de poings ?", interrogeait-elle sur Twitter le 11 octobre.

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De nombreuses féministes ont également réagi à cette Une, comme cette célèbre blogueuse ayant pour pseudonyme Crêpe Georgette, dont le billet a fait le tour des réseaux sociaux, et dont voici un extrait :

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Oh les hommes français, qu'ils soient de gauche ou de droite, aiment à corner qu'ils aiment les femmes en grands poètes de l'amour courtois qu'ils sont. Les femmes françaises se bercent de cette douce illusion et chacun de croire que c'est de l'amour si typiquement français que d'infliger tant de coups que le visage devient violet, que le nez éclate, qu'on finisse dans le coma, qu'on meure.

Un buzz à bon marché pour Les Inrocks, qui repose sur l'image (Cantat, en clair-obscur, a des allures d'icône), mais aussi sur l'éditing et le vocabulaire choisi. Pathos et empathie maximale jusque dans la titraille, qui installe l'ancien chanteur de Noir Désir dans la posture du héros maudit, victime de sa passion : "On finit toujours par se retrouver seul face à soi-même", titre, en énorme, la première double page.

O.J. Simpson, Oscar Pistorius, Bertrand Cantat... Ce n'est pas la première fois qu'en France, le traitement médiatique d'affaires de violences conjugales prend des allures de feuilleton romanesque. D'où vient cette tradition, très française, de romantiser les fémicides, de tenter de polir les contours d'une réalité terrible (rappelons que 123 femmes sont mortes de violences conjugales en 2016), avec des expressions vides de sens juridique, comme "crime passionnel" ?

Nous avons posé la question à Annik Houel, professeure émérite en psychologie sociale à l'Université Lumière-Lyon 2, et auteur de Crime passionnel, crime ordinaire (2008), et Psychosociologie du crime : à la vie, à la mort (2008), aux PUF. Elle a notamment travaillé sur le décalage entre ce que disait la presse, et la réalité crue des dossiers d’assises.

Que pensez vous de cette Une des Inrockuptibles ?

Barbu, les cheveux un peu dans tous les sens… Pas de doute, Cantat ressemble vraiment à un grand romantique, un héros. De manière générale, il est très souvent présenté comme une victime. Dans toutes ces histoires de fémicides, ce qui est frappant c’est qu’il n’y a pas d’analyse sociale ou politique. Ça reste étonnant, passionnel, donc ça concerne tout le monde. Le Monde, à l’époque, avait traité l'affaire dans la rubrique "fait divers", celle des chats et des chiens écrasés. C’est un "fait divers", donc quelque chose que l'on n'analyse pas. Et puis c’est devenu une affaire passionnée et passionnelle. On était au mois d’août 2003, et ça remplissait les pages. On voit qu’au tout début, cette histoire est présentée comme celle d'une passion, à laquelle on ne comprend rien. On ne peut rien en dire, car il s’agit de passion. Il faut savoir qu’en France il n’y a pas de "crime passionnel" dans la loi, ça n’existe pas ! Cantat s’est fait juger en Lituanie [où a eu lieu le meurtre de Marie Trintignant, NDR], où le crime passionnel existe comme catégorie juridique. En France, le jugement aurait été différent. Là-bas, il n’a écopé que de huit ans de prison. Il est sorti assez vite d’ailleurs, il n'a pas purgé entièrement sa peine, et il est sorti [au bout de trois ans de prison, NDR]. Si ça avait été reconnu en France comme "violence conjugale", il aurait pu être condamné pour vingt ans.

Cantat, Pistorius… Pourquoi les médias traitent-ils ce genre d’affaires en romantisant le féminicide ? Qu’est ce que ça veut dire des médias et de notre société ?

Grâce à "l’affaire Cantat", si j’ose dire, la problématique des violences faites aux femmes est devenue très publique. À la même époque, il y avait l’enquête ENVEFF, une enquête nationale sur les violences conjugales, qui avait eu beaucoup de mal à être diffusée. "Grâce" à la mort de Marie Trintignant, on a pu publier tous ces chiffres. Il y a en France, qui est à la jonction des cultures latines et des cultures du Nord, une vraie tradition de "l'amour passionnel". La passion a le vent en poupe depuis le Moyen Âge. C'est le mythe de Tristan et Iseut etc. La presse, depuis le XIXe siècle, en a toujours fait ses choux gras, avec les histoires d’adultères d'abord. Et aujourd’hui, on axe autour de "la passion". Très souvent, on titre : “Un coup de folie”. D’ailleurs, Cantat lui-même plaide la folie. La passion, c’est de la folie, c’est l’idéalisation de la passion amoureuse. Et ça, c’est absolument français. Encore aujourd'hui, il y a souvent des titres dans la presse avec des expressions comme “crime passionnel”... alors que, juridiquement, ça n’existe pas ! C’est un schéma de la presse.

Qu’est ce que ça dit du rapport de notre société aux femmes ?

Ça veut dire qu’il reste beaucoup à faire. C’est un symptôme de l’inégalité des sexes, en terme de domination. Cantat a toujours été présenté dans cette affaire comme le pauvre homme. Il y a eu beaucoup d’articles, même dans Le Monde [en réalité, une tribune d'août 2003, NDR], qui disaient : “Bertrand Cantat est notre frère.” On n’a jamais vu ça pour une femme qui aurait violenté un homme. Quand les femmes tuent leur conjoint - avec le cas récent de Jacqueline Sauvage par exemple -, il n'est pas question de “crime passionnel”. Le mot "fémicide" n’est toujours pas reconnu en France. Il a été inscrit dans des lois en Amérique latine, curieusement, mais toujours pas en France. La presse est assez épouvantable, parce qu’elle traite tout ce qui va concerner les hommes et les femmes, de façon inégale. On doute de la parole des femmes. Et les hommes sont dominés par leurs passions, c’est-à-dire par leur sexualité en fait. C’est la même chose pour les histoires de harcèlement sexuel. Toute la presse véhicule sans arrêt des stéréotypes sur la famille, le couple, avec des schémas sous-jacents extrêmement traditionnels. Je vous donne un exemple : à la radio, il y a une pub en ce moment pour une voiture. Le propos est : “Votre beau frère vient d’acheter une super voiture. Il pourrait peut être vous la prêter puisqu’il a épousé votre sœur.” On est là dans ce que Lévi-Strauss aurait appelé l’échange des femmes. Ce sont des choses très très latentes. Que ce soit dans la presse ou la publicité, on trouve les mêmes stéréotypes. La femme a valeur d’objet, sexuel ou marchand.

Page 8 du journal "Le Monde", du 17/18 août 2003.
Page 8 du journal "Le Monde", du 17/18 août 2003.

En mars 2016, La Fabrique de l'histoire s'intéressait à l'amour dans une série de quatre émissions. L'une de ces émissions traitait de la naissance du concept de "crime passionnel", au Moyen Âge :

La Fabrique de l'Histoire
53 min

Le vocabulaire employé dans le traitement de ces affaires, est frappant de pathos. La première phrase de l'exergue, sur la couverture des Inrocks, est : “Emotionnellement, j’étais pourtant incapable de…

C'est une manière de tirer Cantat du côté des victimes. C’est la victime de ses émotions, de sa passio, donc il n’est pas vraiment coupable. Son homicide n'était pas volontaire, ce n’était pas le fruit de longues violences conjugales... Ainsi, Cantat sort du champ des violences conjugales. Mais on trouve aussi ce traitement médiatique pour des hommes qui ont tué leur conjointe au bout de nombreuses violences. Ils sont décrits comme de pauvres morts-vivants, qui ont perdu leur femme. En fait, les hommes tueraient leur femme pour la garder, aussi paradoxal que ça puisse paraître, alors que les femmes tueraient leur conjoint pour s’en débarrasser. C’est très différent. Et c'est un invariable.

Retrouvez une chronologie des violences faites aux femmes, réalisée à partir d'un entretien avec la militante féministe et écrivain Benoîte Groult, venue en 1976 sur notre antenne :

Benoîte Groult à propos de "La violence dans le couple", dans l'émission Parti pris, en novembre 1976

24 min

Le traitement dans la presse pour les fémicides est-il identique à chaque fois ?

Ce traitement fait pour Cantat est complètement classique, avec cette différence que c’est une personne publique. Ce qui est intéressant aussi, c’est de voir qu’elle, Marie Trintignant, était présentée comme passionnée. On la présente ainsi en coupable, elle aussi du côté de la passion. Derrière, surgit également l'idée qu’en fait, elle montrait un peu trop d’indépendance. Et voilà qui prouverait "mon Dieu, qu’elle ne l’aimait pas assez !" Il y a aussi le cas de Oscar Pistorius [athlète sud-africain condamné pour le meurtre de sa compagne en 2013 NDR] : c’était l’exemple même de la résilience, un champion merveilleux avec ses prothèses. On a d’abord axé là-dessus ! Et puis, après, il a eu “un coup de folie” ! Mais le traitement est le même pour des citoyens lambda. Quand il y a jugement, la femme est absente, donc tout est évidemment braqué sur le héros de l’affaire, le coupable, qui est le survivant. Très souvent, il est considéré comme plus victime que coupable. Me revient l'exemple de la femme d’un homme, dont il était dit dans la presse qu’elle avait “signé son arrêt de mort en quittant son mari, parce qu’elle tenait à la liberté, alors que lui tenait à elle”. C’est elle la coupable ! La presse ne fait que refléter la société dans ses dimensions les plus vulgaires. Il y a une presse très macho... qui plaît, évidemment ! Et ça ne s’arrange pas !

La romantisation du fémicide, c’est typiquement européen, voire français ?

Oui, plutôt français. C’est l’héritage de l’amour courtois, qui mettait les femmes sur un piédestal. C’est très paradoxal. L’amour courtois c’est aussi l’Italie, et les influences arabes venues par l’Espagne. Il faut aussi s’interroger sur la façon dont les hommes sont élevés. Certains sont prisonniers de schémas très archaïques, de possession, d’appropriation… Si je me souviens bien, ce que Cantat ne supportait pas, c’est que Marie Trintignant continue de discuter avec son ancien conjoint.

Dans cette même série de La Fabrique de l'histoire sur l'amour, en 2016, un volet était consacré à l'amour courtois, le "fin'amor ou l'union de la chaire et de l'esprit au XIIe siècle" :