Miwa Sado est morte en 2013 après avoir travaillé 159 heures supplémentaires.

Miwa Sado est morte en 2013 après avoir travaillé 159 heures supplémentaires.

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L'affaire remonte à juillet 2013, mais ce n'est que quatre ans plus tard que la chaîne japonaise NHK a reconnu avoir sa part de responsabilité dans la mort de l'une de leurs journalistes. Miwa Sado, 31 ans, suivait l'actualité du gouvernement métropolitain de Tokyo. Trois jours après l'élection de la chambre des conseillers qu'elle a longuement couverte, la jeune femme succombe d'un arrêt cardiaque.

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Un an plus tard, une enquête conclut que son décès est dû à de trop nombreuses heures supplémentaires - 159 en un mois -, pour seulement deux jours de congé. Ce n'est qu'au début du mois d'octobre 2017 que NHK a annoncé être désolée d'avoir perdu "une excellente journaliste." "Nous prenons au sérieux le fait que sa mort ait été reconnue comme liée au travail, a expliqué le président de la NHK, Ryoichi Ueda, qui a annoncé qu'il travaillerait sur une réforme de son entreprise avec l'aide des parents de la disparue.

Un "club de la presse" pour dormir en travaillant

Au Japon, les employés qui meurent à la tâche ne sont pas rares. À tel point qu'il y a même un terme pour désigner le phénomène, le "karoshi". Cela explique sans doute la réaction de Sophie Knight, journaliste britannique de l'agence de presse Reuters à Tokyo jusqu'en 2015, lorsqu'elle a appris la mort de Miwa Sado. "C'est triste à dire, confie-t-elle à L'Express, mais j'ai été plus choquée qu'étonnée. Au Japon, les gens meurent d'avoir trop travaillé, aussi bien dans des journaux que dans des fast-foods. Même si le journalisme, évidemment, se prête très bien aux horaires allongés, de par l'essence du métier."

Car l'actualité ne s'arrête jamais, et surtout pas au Japon. "Le plus dur, c'est la politique et la police/justice, tranche la journaliste japonaise Leiko Sakurada, jointe par L'Express. Les journalistes doivent se rendre chez les politiciens et les exécutifs de la police très tôt le matin pour les attendre devant chez eux, et tard le soir jusqu'à ce qu'ils rentrent. Il faut faire ça tous les jours jusqu'à ce que les affaires se terminent."

Cette tradition journalistique japonaise, extrêmement chronophage, a elle aussi un nom: l'"asa mawari" (le matin) et le "yo mawari" (le soir). "Cela veut dire attendre des heures à l'extérieur, se souvient Sophie Knight. Ça peut aller jusqu'à plus de minuit. C'est très répandu pendant des élections et les grands événements d'entreprise."

Des journalistes réunis pour interroger le président des jeux olympiques de Tokyo, en 2020

Des journalistes réunis pour interroger le président des jeux olympiques de Tokyo, en 2020

© / EPA

Leiko Sakurada a elle-même déjà cumulé au cours de sa carrière plus de 90 heures sup' en un mois "Lorsque nous dormons, nous comptons aussi ça comme des heures de travail," rappelle-t-elle cependant. En effet: un système étonnant est mis en place pour "faciliter" le travail des journalistes nippons. Il s'agit de ce "Kisha Kurabu" (club de la presse), qui propose aux reporters d'occuper des petites chambres meublées au coeur d'une institution officielle qu'ils doivent couvrir. Dans la chambre, ils disposent d'un lit, d'un bureau et d'un ordinateur: lorsqu'il ne se passe rien, ils peuvent donc rattraper, dans la mesure du possible, leur retard de sommeil.

Des heures sup' qui poussent au suicide

Jake Adelstein, journaliste américain, a travaillé pendant douze ans et demi au Japon, à la rédaction du Yomiuri Shinbun. Les semaines de 80 heures, il connaît bien, et il en parle d'ailleurs longuement dans son livre Tokyo Vice. "La mort de journalistes au Japon n'est pas habituelle, mais cela arrive plus souvent que cela ne le devrait, regrette-t-il à L'Express. Nous sommes faits pour dormir et avoir une vie en dehors du travail." En 1993, l'un de ses collègues connaît le même sort que Miwa Sado. Il s'est littéralement tué à la tâche. "Et je crois que le suicide de mon collègue M. Hamaya avait un lien avec ses nombreuses heures supplémentaires, parmi d'autres facteurs", nous explique Adelstein.

Au bout de dix ans chez Yomiuri Shinbun, le journaliste se rend d'ailleurs compte que son employeur ment. Il existe deux registres d'heures supplémentaires: l'un qui les recense toutes, l'autre qui les minimise et qui est envoyé au ministère du Travail. "L'une des missions d'un mec du service de nuit était de venir changer les heures et de les falsifier", se souvient-il.

Sophie Knight, qui a vécu au Japon de 2008 à 2015, a elle aussi expérimenté des conditions de travail qui feraient pâlir plus d'un Européen. D'abord assistante, puis journaliste, elle s'étonne encore de l'immeuble dans lequel elle a pu travailler. "Il y avait un dentiste, des médecins, deux petites boutiques de dépannage, et un bain, ce qui est très apprécié des Japonais. Tout ça pour qu'on n'ait pas besoin de quitter les lieux et de vivre notre vie à l'extérieur," se remémore-t-elle. Sophie Knight voit ses collègues s'épuiser à la tâche. "Ils estiment que ça fait partie du métier."

"On n'a pas le choix"

Ces horaires étirés à l'infini, Leiko Sakurada les explique elle aussi par la culture japonaise. "On n'a pas le choix. Et nous n'avons pas d'autres moyens de communiquer avec les exécutifs de la police, par exemple", assure-t-elle. Les promotions internes sont ainsi décernées à celui qui aura passé le plus de temps au bureau. "C'est de l'incompétence au niveau managérial, assure Sophie Knight. On ne promeut pas la qualité du travail fourni, mais uniquement le présentéisme."

Des journalistes japonais dans leur bureau à Osaka.

Des journalistes japonais dans leur bureau à Osaka.

© / AFP

C'est ainsi que certains employés zélés mettent eux-mêmes la pression à d'autres journalistes qui ne travaillent pas assez longtemps selon eux. Sans qu'ils soient pour autant leurs supérieurs. "Ils ont des exigences, affirme Sophie Knight. Ils ne disent jamais qu'il faut faire davantage d'heures, mais ils en attendent plus et regardent quand les gens ne sont pas à leur poste alors qu'ils seraient censés y être." Pas de pause pour aller voir un médecin ou aller chercher ses enfants à l'école, donc. Mieux vaut rester vissé à son siège, si l'on souhaite gravir, un jour, les échelons.

Mais pourquoi ces journalistes s'infligent-ils ça? "Parce que les bons métiers sont de plus en plus rares et que les employeurs utilisent ce moyen de pression pour donner du travail supplémentaire à leurs employés, estime Adelstein. La peur de perdre son travail fait que les gens endurent de très longues heures supplémentaires. D'après ce que me racontent mes anciens collègues, rien n'a beaucoup changé depuis mon départ il y a quelques années. La souffrance silencieuse est devenue une vertu."

Peu de moyens mis en oeuvre pour lutter contre le "karoshi"

Et le gouvernement japonais ne fait pas grand-chose pour lutter contre ce fléau. En début d'année, des syndicats ont proposé au gouvernement une réforme pour que le seuil des 100 heures supplémentaires par mois ne soit pas dépassé. Une "blague" pour Jake Adelstein. "C'est ridicule. 100 heures, c'est déjà bien trop. Cela va servir de pansement à un problème bien plus grave." Si la proposition n'a pas encore été acceptée, le Premier ministre Shinzo Abe a assuré, en début d'année 2017, que lutter contre les heures supplémentaires restait, pour lui, une "priorité".

Leiko Sakurada n'a pourtant pas spécialement constaté de changement dans les pratiques de ses supérieurs. "Mes employeurs veulent réduire nos heures supplémentaires, mais ils ne font rien. Ils distribuent des tracts sur lesquels sont écrits: 'Ne travaillez pas trop' et, 'reposez vous bien', mais nos conditions de travail ne changent pas, parce que notre quantité de travail reste aussi la même. Si ils veulent vraiment améliorer notre situation, il faut employer davantage de journalistes."

Depuis qu'elle a quitté le Japon pour les Pays-Bas, Sophie Knight retrouve goût à son métier. "Ma vie a complètement changé, que ce soit mon environnement de travail ou mes collègues. Ici, on part à 17 heures le soir et ça ne pose pas de problème." Jake Adelstein, qui vient de sortir son dernier ouvrage, Le Dernier des yakuzas, ne s'imagine plus jamais vivre une telle expérience professionnelle. "Je suis journaliste free-lance pour le Daily Beast, Forbes, le Japan Times et Zaiten, un magazine japonais. Je travaille de longues heures mais, au moins, j'ai la liberté de rentrer chez moi. Pour rien au monde je ne retravaillerai dans une publication japonaise. Il est impossible d'y avoir une vie. Vous ne vivez que pour travailler."

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