Feuilletez "Le Docteur Jivago" de Boris Pasternak avec les oreilles

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Feuilletez "Le Docteur Jivago" de Boris Pasternak avec les oreilles

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Lénine exhortant les forces de la Révolution, poster communiste (sans date)
Lénine exhortant les forces de la Révolution, poster communiste (sans date)
© Getty

"Le Docteur Jivago", de Boris Pasternak, fait 696 pages dans son édition de poche - dont 34 de vers signés Iouri Jivago, en guise point final. France Culture l'a relu pour vous à l'occasion du centenaire d'octobre 1917, et vous propose une évocation de la Révolution russe en dix archives.

>>> Retrouvez ici tous les autres romans de la collection "Feuilletez avec les oreilles"

Boris Pasternak est souvent présenté comme un pourfendeur de la Révolution russe. Et pour cause : Le Docteur Jivago, roman qu'il a fait publier pour la première fois en 1957 en Italie, livre une vision amère et très sombre des insurrections de février puis octobre 1917. Encore la photographie s'assombrit-elle à mesure que le régime bolchévique s'installe. La fresque qui démarre comme une histoire d'amour s'achève d'ailleurs sur une évocation du goulag.

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Pourtant, même au plus fort de la répression soviétique, Pasternak n'a jamais été considéré comme un ennemi anti-soviétique. Enthousiaste aux débuts de la Révolution, Pasternak avait commencé par y voir un "magnifique acte chirurgical". Puis le régime se durcira, Staline s'installera et avec lui la terreur. Le biographe de l'écrivain raconte par exemple ce jour de 1934 où le téléphone de Pasternak a sonné - en ligne, Staline. Mandelstam, poète et ami de Pasternak, vient de tomber en déshérence et Staline tend un piège à Pasternak. La stratégie d'évitement, entre louvoiements et instinct de survie, durera deux décennies.

Pasternak ne sera pas envoyé au goulag. Il ne passera pas davantage à l'Ouest. Cela fera de lui le témoin immédiat d'une vaste épopée, de la Russie tsariste au socialisme bureaucratique en passant par l'échec de 1905 et les débuts des soviets. Mais il attendra tout de même la mort de Staline, en 1953, pour tenter d'obtenir, avec le joug qui se desserre, la publication de Le Docteur Jivago dans son pays, cette Russie-martyre dont il écrit à la page 470 :

Regard assassiné où l'on commence par une histoire d'amour et on termine au goulag, et le récit d'un martyre grandeur nature. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Boris Pasternak espérera en vain et l'avenir du roman se jouera à l'Ouest. Celui de son auteur aussi, d'une certaine façon. Peu de temps après sa sortie en Italie en 1957, la notoriété enfle et le succès sera très vite au rendez-vous. Pour ce Jivago traduit en français dès 1958 chez Gallimard, il se voit décerner le Prix Nobel de Littérature en 1958 alors qu'une rumeur se propage : la CIA aurait distribué le roman en Europe et même fait pression sur le Comité Nobel. Le contexte est celui la Guerre froide et Pasternak devient un symbole. Alors que l'écho du roman dépasse son auteur, ce dernier se résigne à renoncer au Nobel, persécuté dans son pays. Il meurt deux ans plus tard, non loin de Moscou, son nom pour toujours associé à cette œuvre monumentale étrillée par tous les partis communistes de part et d'autre de l'Oural. Pour longtemps, Pasternak incarnera la figure du paria.

Feuilleter Le Docteur Jivago avec les oreilles, c'est parcourir cinquante ans d'histoire russe et un vaste pan d'idéologie marxiste. Au détour des dix extraits choisis dans le roman, vous (re)découvrirez Elsa Triolet rappelant ses souvenirs d'enfant devant la Révolution de 1905, l'architecte Paul Chemetov qui évoque le marxisme depuis sa famille de "russes roses", mais vous entendrez aussi une analyse fine du vocabulaire chez Lénine, ou encore l'aventure d'un Américain en mal d'aventure qui s'était choisi la Révolution prolétarienne comme terrain de jeu.

Souffle épique et chercheurs d'aventures

Le Bolchévique
Le Bolchévique
- Tableau de Boris Koustodiev, en 1920 via wikicommons

Soudain, "il comprit avec une pleine clarté où il était, et ce qui l’attendait" : "Trois années de changements, d’imprévu, de voyages ; la guerre, la révolution, tous leurs bouleversements, les fusillades, les scènes de ruine, les scènes de mort, les destructions, les incendies, tout cela se transforma en un vide dénué de tout sens. Après un long intermède, le premier événement d’importance, c’était cette course vertigineuse du train vers une maison encore intacte, dont la moindre pierre était précieuse. C’était la vie, c’était cela l’épreuve, c’était cela le but des chercheurs d’aventures, c’était cela le but final de l’art : retrouver les siens, rentrer chez lui, recommencer sa vie." Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Saviez-vous que peu de temps après l'instauration de l'Union soviétique, un Américain s'est fait enterrer dans la nécropole du Kremlin, à Moscou ? Il s'appelle John Reed et il est mort en Russie à 32 ans seulement, peu de temps après la sortie de son livre intitulé Les Dix jours qui ébranlèrent le monde. Cette chronique de la Révolution russe, publiée pour la première fois en 1920, a été adaptée au cinéma par Warren Beatty. C'est le film "Reds", qui date de 1982. Écoutez René Andrieu, le rédacteur en chef de L'Humanité, raconter le personnage de Reed, héros romantique et journaliste en quête d'une cause romanesque. Reed avait rejoint Petrograd en septembre 1917 après avoir couvert la révolution mexicaine aux côtés de Pancho Villa. Le 10 avril 1982, le film sortait tout juste en France :

René Andrieu le 10 avril 1982 sur la sortie du film "Reds"

11 min

1905, ses idoles et ses ex-voto

Sans titre
Sans titre
© Getty - Pavel Nikolayevich / Heritage Images

On avait réservé des sièges aux hôtes d’honneur. Ils étaient occupés par trois ou quatre ouvriers, vétérans de la première révolution. Parmi eux se trouvaient le maussade Tiverzine, qui avait beaucoup changé, et son vieil ami, Antipov, qui lui donnait toujours raison. Mis au rang des divinités aux pieds desquelles la révolution déposait tous ses présents et tous ses sacrifices, ils étaient assis, silencieux et sévères comme des idoles ; la vanité politique les avait dépouillés de tout ce qu’ils avaient eu de vivant et d’humain. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Lorsqu'éclate la révolution en 1917, l'empreinte du soulèvement de 1905 est encore prégnante. Dans Le Docteur Jivago, Boris Pasternak fait de nombreuses fois référence à cette révolution matrice, qui échouera mais demeurera dans les mémoires comme le début du reste. Elsa Triolet, née dans la Russie impériale en 1893, confiera sur France Culture ses souvenirs de 1905. Cette année-là, alors que sourd en Russie la toute première révolution prolétarienne, Elsa Triolet avait 9 ans. Au micro de l'émission "Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée", le 24 octobre 1959, elle évoquait la perception qu'elle se souvient avoir eu, petite fille, de ce souffle révolutionnaire ("quelque chose comme une lutte pour la justice") et du prestige des héros de 1905 ("des gens bien ; je savais que c'était ceux-là que je devais aimer").

Ecoutez Elsa Triolet raconter dans cette archive ce qu'il lui restait de 1905 ou de sa rencontre avec Vladimir Maïakovski, dont Staline parlait comme du "poète de la Révolution" et que Triolet traduira. Dans ce passage, des extraits des Souvenirs d'Elsa publiés en incipit du recueil Vers et prose signé Maïakovski:

Elsa Triolet raconte 1905 le 24/10/1959 dans "Tous les plaisirs du jour sont dans la matinée"

16 min

Et 1789 accoucha des soviets

Lénine sur la Place Rouge, en 1918.
Lénine sur la Place Rouge, en 1918.
© Getty - Hulton-Deutsch Collection / CORBIS

Pour employer un langage poétique, voilà ce qu’on pourrait dire : les institutions politiques doivent jaillir d’en bas, sur une base démocratique, comme des boutures qui prennent racine. Il est impossible de les implanter par le haut, comme les pieux d’une palissade. C’était là l’erreur de la dictature jacobine. C’est pourquoi la Convention a été écrasée par les Thermidoriens. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

C'est dans la bouche de Vdovitchenko que Pasternak glisse cette comparaison entre 1917 et 1789. Mais en réalité, de Moscou à Petrograd, la référence à la Révolution française est permanente. Lénine, en particulier, se montrera extrêmement cultivé, pointu, sur la période révolutionnaire en France. S'emparant de 1789 comme il s'était emparé de la Commune de Paris, Lénine nourrit son analyse politique de l'histoire de la Révolution française, à laquelle il consacrera de nombreux écrits. Par exemple, cet article de 1917, dans La Pravda :

Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une déchéance. Les historiens du prolétariat voient dans le jacobinisme l’un des points culminants les plus élevés atteints par une classe opprimée dans la lutte pour son émancipation. Les jacobins ont donné à la France les meilleurs exemples de révolution démocratique et de riposte à la coalition des monarques contre la république. Il ne pouvait être question pour eux de remporter une victoire complète, surtout parce que la France du XVIIIe siècle était entourée sur le continent de pays trop arriérés et parce qu’en France même les bases matérielles du socialisme, les banques, les syndicats capitalistes, l’industrie mécanique, les chemins de fer faisaient défaut.

Mais les Russes ne sont pas les seuls à exploiter l'héritage de la Révolution française. En France, la gauche socialiste aussi observe l'instauration des soviets au prisme de 1789. Jacques Sadoul, missionné en Russie par Albert Thomas, du Bureau international du travail, pour regarder la Révolution de près, truffe sa correspondance d'allusions à 1789, bien décidé à faire passer les Bolchéviks qui déferont Kerenski lors de la Révolution d'octobre pour des héritiers de Robespierre. Découvrez l'histoire de ce Français, héros ambigu qu'on surnomma "Le Lénine français" mais qui approcha Pierre Laval à Vichy. Le 13 août 1990, sur France Culture, sa veuve, Yvonne, racontait dans "Mémoires du siècle" l'histoire de ce mari bolchévique et trouble, mais aussi celle de leur fils Ary, assistant du cinéaste Eisenstein. L'émission était intitulée "Yvonne Sadoul, la madone du bolchévisme" :

"Yvonne Sadoul, la madone du bolchévisme", le 13/08/1990 dans "Mémoires du siècle"

57 min

Battre les Blancs avec le triangle rouge

"Battez les Blancs avec le triangle rouge", célèbre affiche de propagande
"Battez les Blancs avec le triangle rouge", célèbre affiche de propagande
- Lazar Lissitzky via Wikicommons

C’est seulement dans la mauvaise littérature que les vivants sont divisés en deux camps et n’ont aucun point de contact. Dans la réalité, tout est tellement entremêlé. Il faut être d’une irrémédiable nullité pour ne jouer qu’un seul rôle dans la vie, pour n’occuper qu’une seule et même place dans la société, pour signifier toujours la même chose ! Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Né à Paris en 1928 dans une famille immigrée russe, l'architecte Paul Chemetov a déployé toute sa vie une architecture engagée. Il a notamment beaucoup construit pour des municipalités communistes dans ce qu'on a appelé "la banlieue rouge". Pour lui qui voyait la question urbaine comme "la nouvelle question sociale" de l'après-Marx, la Révolution russe était affaire de nuances.

Aux Rouges et aux Blancs, Chemetov ajoutait une dernière catégorie : "les Roses". "Des Blancs roses", c'est d'ailleurs le terme qu'il utilisait il y a dix ans pour raconter à Frédéric Mitterrand l'histoire de ses parents, ces gens "qui ont commencé la Révolution aux côtés des Rouges et ont fini aux côtés des Blancs". C'était "Ça me dit l'après-midi", le 27 janvier 2007, sur France Culture. Vous pourrez y entendre au passage un extrait d'Un architecte dans le siècle, publié cette année-là par Chemetov qui avait rejoint les Jeunesses communistes dès 1944. Dans ce livre autobiographique, l'architecte écrivait notamment :

Comme la modernité, le projet communiste fut un rapport au monde. Et quand il devint à la fois une opinion et un catéchisme, un appareil et un rituel, un parti et un État, il tendit vers la totalité de l'unique, cessa d'être une pensée critique et perdit sa force compulsive.

Paul Chemetov et son enfance chez des Russes "blancs roses" dans "Ca me dit l'après-midi", le 27/01/2007

14 min

Flagrant délit de stockage

Portraits du Tsar de Russie saccagées en 1917. Collection du Musée d'Etat de la Révolution, à Moscou.
Portraits du Tsar de Russie saccagées en 1917. Collection du Musée d'Etat de la Révolution, à Moscou.
© Getty - Fine Art Images/Heritage Images

Il y avait peu de temps que les Blancs avaient abandonné la ville aux Rouges. Finies les fusillades, les effusions de sang, les alertes. Comme le départ de l’hiver et l’allongement des journées de printemps, cette accalmie vous effrayait et vous mettait sur vos gardes.

Les avis que les passants lisaient à la lumière du jour tardif disaient ceci :

“Avis à la population. Les livrets de travail pour citoyens aisés sont délivrés à 50 roubles pièce à la Section du ravitaillement du soviet de Iouriatine, 5, rue d’Octobre, ex-rue du Gouvernement-Général, salle 137.”

“L’absence de livret de travail, ainsi que toute irrégularité ou falsification, sont punies avec toute la rigueur du temps de guerre. Des instructions précises concernant l’utilisation des livrets de travail ont été publiées dans le bulletin du Comité exécutif de Iouriatine, n° 86/1013 de l’année en cours, et sont affichées à la Section du ravitaillement du soviet de Iouriatine, salle 137.”

Une autre affiche annonçait que la ville disposait des réserves alimentaires suffisantes, mais que la bourgeoisie les cachait pour gêner la distribution et semer le désordre dans l’organisation du ravitaillement. L’avis se terminait par ces mots :

“Ceux qui seront pris en flagrant délit de stockage et de recel de denrées alimentaires seront fusillés sur place.” Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Quand elle a appris la mort de Staline, depuis la France, une émigrée russe interviewée par la radio française dans les années 60 raconte avoir pensé : "Bon débarras". Avec "La Fabrique de l'histoire" du 22 février 2017,replongez dans une série de pépites sans équivalent, construite autour de témoignages recueillis par la radio publique entre 1966 et 1967. Le premier récit sélectionné par Anaïs Kien est celui de Serge, lycéen de 16 ans au moment où éclate la Révolution russe. Il raconte les privations, la fuite dans le Caucase, le repli des riches et, enfin, la fuite, sur un bateau surchargé, via Constantinople :

À réécouter : Installer la Révolution
La Fabrique de l'Histoire
52 min

Insectes "nuisibles" et "puces scélérates"

"L'avènement 1905", caricature pour la revue "Les flammes de l'enfer"
"L'avènement 1905", caricature pour la revue "Les flammes de l'enfer"
- Boris Koustodiev via Wikicommons

Alors le mensonge vint sur la terre russe. Le principal malheur, la source du mal à venir, fut la perte de la foi en l’opinion personnelle. On imagina que le temps où l’on suivait les inspirations du sens moral était révolu, que maintenant il fallait emboîter le pas aux autres, et vivre d’idées étrangères à tous et imposées à tous. La tyrannie de la phrase n’a cessé de croître depuis, d’abord sous une forme monarchique, ensuite sous une forme révolutionnaire.

Cet égarement de la société s’empara de tout, contamina tout. Tout tomba sous son influence funeste. Notre foyer lui-même ne put y échapper. Quelque chose y fut ébranlé. A la place de la vie naturelle qui avait toujours régné, même inconsciemment, dans nos rapports, on vit s’infiltrer jusque dans nos conversations un peu de cette imbécilité déclamatoire, un besoin impératif de philosopher pour la montre, sur des sujets à la mode, sur la marche du monde. Est-ce qu’un homme fin et exigeant envers lui-même comme Pacha, qui distinguait avec tant de rigueur ce qui était essentiel et ce qui était seulement apparent, pouvait passer à côté de ce mensonge insinuant sans le remarquer ? Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Saviez-vous que la toute première occurrence du terme "extermination" dans le vocabulaire politique remonterait à Lénine dans Les Enseignements de la Commune, en 1908 ? Sous sa plume, les koulaks, propriétaires terriens, sont "des sangsues", les riches "des punaises" et les ennemis en général, des "puces scélérates", des "insectes nuisibles". Redécouvrez la langue bolchévique, du lexique jusqu'à cet art déclamatoire que talochait Pasternak, à travers cet extrait de "Tire ta langue", sur France Culture. Le 13 novembre 1998, l'émission était consacrée au langage dans la Révolution - la façon dont il se structure, la manière dont Lénine utilisait la phrase "comme une arme", mais aussi le lexique que les climats insurrectionnels fécondent. Vous y apprendrez notamment que les révolutionnaires bolchéviques usaient de nombreuses métaphores issues de la Bible, et convoquaient un vocabulaire issu du slavon, sorte de Russe ancien utilisé dans la liturgie orthodoxe:

La langue de la Révolution dans "Tire ta langue" le 13/11/1998

20 min

Rénovation moscovite : quand Gagarine évince Staline

Mosaïque à la gloire de Lénine à Sotchi, en 2011.
Mosaïque à la gloire de Lénine à Sotchi, en 2011.
© Getty - Harry Engels

Les révolutions durent des semaines, des années, puis, pendant des dizaines et des centaines d’années, on adore comme quelque chose de sacré cet esprit de médiocrité qui les a suscitées. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Quand Pasternak écrit Le Docteur Jivago, quarante ans après la Révolution russe, il étrille la sacralisation des traces d'octobre 1917. Un demi-siècle après la sortie du roman, des statues ont été déboulonnées, des icônes mises à terre. Mais de la station "Octobre" à l'arrêt "Maïakovski", du parc de la Victoire à cette fresque qui affiche toujours "Nous construisons le communisme", à Moscou la pierre et la carte portent encore l'empreinte de l'utopie révolutionnaire. Un siècle plus tard, l'histoire a pu composer : à l’entrée de la station Dobryninskaïa, une immense mosaïque surplombe les escalators. Au centre, sur un drapeau, Lénine ; à droite, sur un panneau porté par des athlètes, le visage de Youri Gagarine. Un visage plus vif que le reste, qui semble presque en relief. Un visage qui est aussi plus tardif : il a remplacé celui de Joseph Staline.

Écoutez la documentariste Marie Chartron arpenter l'histoire de Moscou par sa toponymie, cent ans après la Révolution russe. En quête de l'héritage de 1917 qui se dessine à travers toutes ces traces urbaines et symboliques, elle nous guide à travers l'ancienne capitale bolchévique dans ce documentaire intitulé "Bâtir, nommer, façonner les traces de 1917". Il était diffusé dans "La série documentaire" le 21 février 2017 :

Le Grand soir et les alouettes de la science

La fuite de Sibérie de l'armée blanche de l'Amiral Kolchak (tableau de 1927).
La fuite de Sibérie de l'armée blanche de l'Amiral Kolchak (tableau de 1927).
© Getty - Nikolai Mitrofanovich Nikonov

Transformer la vie ! Ceux qui parlent ainsi en ont peut-être vu de toutes les couleurs, mais la vie, ils n'ont jamais su ce que c'était, ils n'en ont jamais senti le souffle, l'âme. L'existence pour eux, c'est une poignée de matière brute qui n'a pas été ennoblie par leur contact et qui attend d'être travaillée par eux. Mais la vie n'est pas une matière ni un matériau. La vie, si vous voulez le savoir, n'a pas besoin de nous pour se renouveler et se refaçonner sans cesse, pour se refaire et se transformer éternellement. Elle est à cent lieues au-dessus de toutes les théories obtuses que vous et moi pouvons faire à son sujet. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Le 19 mai 2016, Jean-Louis Jacopin lisait Karl Marx dans "Les Nouveaux chemins de la philosophie" qui consacraient au philosophe un cycle de quatre émissions. Écoutez un extrait de la " Lettre à Arnold Ruge" par Karl Marx, qui date de septembre 1843 :

Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires armés d'un nouveau principe : voici la vérité, agenouille-toi ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes mêmes du monde. Nous ne lui disons pas : "Renonce à tes luttes, ce sont des enfantillages ; c'est à nous de te faire entendre la vraie devise du combat". Tout ce que nous faisons, c'est montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est une chose qu'il doit faire sienne, même contre son gré.

La lecture des Nouveaux chemins de la connaissance : Jeudi 19 mai 2016

1 min

L'idéal et ses vicissitudes, d'Athènes jusqu'au soviets

Brochette de poupées russes à l'effigie des présidents russes.
Brochette de poupées russes à l'effigie des présidents russes.
© Getty

Ce n’est pas la première fois qu’on voit cela dans l’histoire. Ce qui est conçu d’une façon idéale et élevée devient grosse, se matérialise. C’est ainsi que la Grèce est devenue Rome, c’est ainsi que la Russie des Lumières est devenue la révolution russe. Prends, par exemple, ce qu’a écrit Block : “Nous sommes des enfants des années terribles de la Russie” et tu verras aussitôt ce qui sépare son époque de la nôtre. Quand Block disait cela, il fallait l’entendre au sens figuré. Les enfants n’étaient pas des enfants mais des fils, des rejetons spirituels, intellectuels : les terreurs n’étaient pas terribles mais providentielles, apocalyptiques, ce n’est pas la même chose. Maintenant, le figuré est devenu littéral : les enfants sont des enfants, les terreurs sont terribles, voilà la différence. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Le rapport à l'utopie est central chez Pasternak, qui n'a pas tout de suite tourné le dos au bolchévisme. A travers son Jivago se trame aussi l'histoire d'une prise de conscience et d'un dépit qui asphyxie, à mesure que le totalitarisme s'installe. Au micro de Marie Chartron, qui leur a consacré un autre documentaire diffusé dans la même série LSD sur France Culture en février 2017, ces Français qui ont voyagé en URSS dans le sillage des réseaux d'amitié franco-soviétiques racontent des souvenirs d'une vie "extra-terrestre" et la part d'idéal qui les a traversés. Ainsi, quand Nadia Derbise évoque aujourd'hui son premier voyage en URSS en 1964, à 19 ans, aux côtés de quarante autres jeunes d'Ivry-sur-Seine, elle dit encore qu'elle en a "les larmes aux yeux" :

On était quand même au Pays des Soviets. Je suis très émue parce que pour nous, c'était l'avenir. Je ne dirais pas l'utopie mais on décrivait un pays qui était en train de la réaliser. Nous, c'était difficile ; on ne s'en sortait pas, en France. Et là on allait rendre visite à des gens qui étaient pleins d'espoir, qui travaillaient pour. Et on y croyait. On y a cru longtemps, pendant vingt ans après, mais... Bon, certes, il n'y avait pas grand chose mais les jeunes étaient joyeux, on ne se rendait pas compte, à l'époque, des imperfections, mais de toutes façons on les pardonnait parce que quand on construit quelque chose, tout n'est pas parfait.

Courir loin pour ne pas se retourner

Au Goulag Vorkuta, en Russie, en 1945.
Au Goulag Vorkuta, en Russie, en 1945.
© Getty - Laski Diffusion

C'est curieux. Non seulement auprès de ta destinée de forçat, mais même par rapport à toute notre vie des années 30, en liberté, dans le bien-être de l'activité universitaire, des livres, de l'argent, du confort., la guerre est apparue comme une tempête purificatrice, une bouffée d'air pur, un vent de délivrance.

Je pense que la collectivisation a été une faute, un échec. On ne pouvait pas l'avouer. Afin de masquer l'échec, il a fallu recourir à tous les moyens d'intimidation possibles pour ôter aux gens l'habitude de juger et de penser, pour les forcer à voir ce qui n'existait pas et à prouver le contraire de l'évidence. Le Docteur Jivago, de Boris Pasternak.

Avec l'Epilogue, seizième partie du roman de Pasternak, le lecteur arrive en 1943. C'est la guerre et Gordon, ami du docteur Jivago devenu sous-lieutenant, cherche une rivière pour y faire un brin de lessive. Il a appris à se passer de lingère : comme cet autre ami de Jivago, Nika Doudorov, Gordon a connu le goulag, le désert de neige, la forêt, au loin. Et le froid qui gèle, les survivants qui se font rares. A travers cet Epilogue, Boris Pasternak raconte sans beaucoup se cacher sa répugnance pour le système concentrationnaire soviétique. Georges Nivat a parfois raconté qu'un jour de 1959, un an avant de mourir, Pasternak lui avait confié ce souvenir de la Grande Terreur. C'était en 1937 et l'enfer, c'était les autres :

On ne pouvait se confier à personne, même pas à sa femme, moins encore à ses enfants. Je regardais le Kremlin, et je compris que les grands monologues de Shakespeare n'étaient pas des stratagèmes de théâtre, mais des réalités dictées par la terreur. Moi aussi je prononçais alors de longs monologues pour dire ma révolte intérieure...

Dans les archives radiophoniques, une émission "Travaux publics" racontait l'enfer du goulag le 28 octobre 2003. Le photographe polonais Tomasz Kizny venait de publier un livre de 500 pages pour exprimer, en images et en témoignages, la mémoire du goulag à laquelle il travaillait depuis quinze ans :

"Mémoires du goulag", le 28.10/2003 dans "Travaux publics"

1h 07

Dessin architectural intégral : "La tribune de Lénine"
Dessin architectural intégral : "La tribune de Lénine"
© Getty - El Lissitzky

Choix des passages extraits de Le Docteur Jivago**, par Boris Pasternak : Chloé Leprince et Annelise Signoret**

Choix des archives radiophoniques et iconographie : Chloé Leprince

Et dans le même format, vous pouvez redécouvrir, par exemple...

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