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De l'usine au ring, le rituel de la virilisation

Pourquoi les sports dits «virils» connaissent le succès dans les quartiers populaires ? Ils ont remplacé l'usine, avance le sociologue Akim Oualhaci.
par Ramsès Kefi
publié le 14 octobre 2017 à 15h32

Il y a Tony Yoka, fils de boxeur, monté sur le ring à 6 ans, champion olympique des lourds à 24, déjà marketé comme le-grand-boxeur-français-que-la-France-attend-depuis-des-années alors qu'il n'a disputé qu'un ersatz de combat professionnel (1). Et puis il y a tous les autres, qui ne verront jamais l'ombre de l'ombre de la reconnaissance mais suent sang et eau dans d'anonymes salles de boxe new-yorkaises ou dans un club de muay-thaï (boxe pieds-poings) en banlieue parisienne. Ce sont ces derniers qui ont intéressé le sociologue Akim Oualhaci qui a voulu interroger la virilité dans les milieux modestes. Son postulat : le sport fait partie intégrante de la culture et à ce titre, permet de raconter tout un pan des rapports de classes et de genres, ainsi que leur évolution dans le temps. Dans ses travaux, il explore un tournant de l'histoire récente : la désindustrialisation progressive de part et d'autre de l'Atlantique à partir des années 70. Il explique : «En France, comme aux Etats-Unis, le travail manuel, éreintant à bien des égards, contribuait à la fabrication et l'expression de la virilité. Avec la crise des usines, ce processus s'est déplacé dans un espace hors-travail et notamment dans le sport.» En filigrane, il décrit le tiraillement de la culture populaire entre la quête de légitimité sous sa forme authentique (se débarrasser de l'étiquette de sous-culture) et l'évolution vers des codes considérés comme étant la norme, voire plus encore (la gentrification). Le sociologue a compilé ses recherches dans un livre, Se faire respecter. Ethnographie des sports virils dans des quartiers populaires en France et aux Etats-Unis, sorti en 2016.

En quoi un club de sport a-t-il pu prendre le relais d’une usine dans la construction de la virilité ?

Dans les sociétés occidentales, il y a de moins en moins de rites de passage de l’adolescence à l’âge adulte. A l’échelle des quartiers populaires, l’usine en était un. A 18 ans, un jeune se retrouvait dans un lieu où il se frottait, dès son arrivée, à des anciens ouvriers rompus aux grèves, aux luttes, aux mobilisations. L’usine dépassait le cadre même du travail : elle était un lieu de réunion, de sociabilité masculine. Avec la désindustrialisation, qui commence dès les années 70, la culture ouvrière s’est peu à peu délitée. Reste une culture populaire, dans laquelle l’usine n’est plus au centre. La socialisation dans un club de muay-thaï peut ainsi faire office de rite de passage et permettre aux jeunes boxeurs de devenir un «bonhomme».

A quelle échelle ?

Par exemple, monter sur un ring et faire ses preuves devant les «autres», parfois inconnus, revêt une autre symbolique qu’auparavant, quand la masculinité pouvait encore s’exprimer au travail, voire dans le cadre du service militaire. Certes, une partie de ces jeunes occupent encore des postes d’ouvriers, mais ils le font dans un cadre plus individuel. Dit autrement, ils sont chauffeurs livreurs ou manutentionnaires, mais dans des lieux où le collectif ne prédomine plus.

Que ce soit dans les ghettos américains ou dans les quartiers populaires, vous liez parfois la pratique poussée à une forme de spiritualité ?

Effectivement, dans l’espace des salles où j’ai enquêté, les pratiquants peuvent se transformer assez rapidement en véritables ascètes. Très vite, des jeunes, sans être compétiteurs, s’astreignent à une rigueur extrême, tant au niveau corporel (cadence d’entraînement, travail musculaire, alimentation, footing) qu’au niveau mental (courage, endurance, persévérance) en basculant d’un mode de vie peu contraint à une routine ultracadrée. Indéniablement, il y a une volonté de donner un sens au contexte de vie et aux conditions socio-économiques plus difficiles que dans des milieux plus aisés – une recherche de dignité et de reconnaissance qu’il est possible de trouver dans une salle de sport. Dans les quartiers populaires, l’ascétisme – c’est une hypothèse à creuser – pourrait aussi être lié à la figure du père. Le papa ouvrier dur au mal, qui bosse toute sa vie, qui souffre en silence, qui s’octroie peu de plaisirs. Un héritage de la culture ouvrière d’antan et surtout, de la représentation que les plus jeunes s’en font : pour être un homme, il faudrait savoir souffrir.

Du coup, où se situent les femmes dans ce basculement ?

Historiquement, le sport est une institution sexuée, qui s'est petit à petit construite en réponse à ce qui était considéré au début du XXsiècle comme une menace à la virilité. Un siècle plus tard, le monde sportif reste dominé par les hommes. De plus, les membres des classes populaires font moins de sport que dans les milieux plus aisés, en raison notamment des conditions de vie – la ségrégation, le peu de moyens. Ce qui réduit encore la présence de femmes, moins socialisées aux pratiques sportives durant leur enfance. Elles sont donc peu nombreuses à la boxe ou en musculation, disciplines qui, de surcroît, ne les attirent pas vraiment. Et les rares qui se retrouvent à pratiquer veulent être considérées comme les autres boxeurs, rejetant avec force les traitements de faveur.

Est-ce que cela signifie pour autant qu’elles s’intègrent facilement ? Dans le langage, ces «exceptions» sont souvent considérées comme des garçons manqués, voire qualifiées de «bonshommes»…

A dire vrai, cette volonté d’entrer dans la norme va jusqu’à l’invisibilisation : elles gomment dans l’enceinte de la salle tout ce qui fait leur féminité en dehors. Au muay-thaï, l’une d’elles allait jusqu’à frapper très fort à l’entraînement quand elle mettant les gants avec des garçons, alors que l’accord tacite est de ne pas appuyer les coups. En somme, en faire plus pour ne montrer aucune faiblesse. Toujours au muay-thaï, la majorité des filles s’entraînent entre elles, plus lentement, moins assidûment. La séparation est visible avant même les entraînements. Quand les garçons discutent, il est rare qu’une fille se mêle à la conversation. L’idée n’est pas de dire que les jeunes banlieusards sont des machos. C’est plus complexe. Ainsi, les plus diplômés du club, qui ont un pied en dehors du quartier, ne contestent pas la présence de filles. Les plus réticents sont ceux qui quittent le moins leur environnement, ou bien, les anciens. Ils considèrent que le muscle et le poing sont des formes élémentaires et exclusives de la virilité, laquelle ne se construit qu’entre hommes.

Pourquoi considérer que s’entraîner dans une salle de musculation ou de sport de combat relève de la culture ?

Parce que les entraîneurs ne se contentent pas d’instruire une pratique sportive. ll est question de savoirs spécifiques : un nouveau rapport au corps, de meilleures compétences relationnelles, l’acquisition de valeurs morales, notamment à l’endroit des plus jeunes – le travail, la patience, la maîtrise de sa force, le rejet de la délinquance, la solidarité pour compenser les formes de ségrégation et de discrimination. Sauf qu’à l’extérieur des quartiers populaires, cette culture devient en grande partie «illégitime», à moins de tomber sur des gens renseignés ou des initiés. Paradoxalement, les sports de combat sont de plus en plus appropriés par des cadres sup ou encore des politiques qui veulent rester en forme, garder la ligne et parfois même s’encanailler.

Ce manque de reconnaissance est une affaire de stéréotypes ?

Oui. Depuis plusieurs décennies maintenant, les jeunesses populaires, de part et d’autre de l’Atlantique, sont dévalorisées, assimilées à un «problème public». Cette stigmatisation finit, en partie, par faire entrer ces jeunes dans le rôle qu’on leur assigne : ils seraient naturellement doués pour la bagarre et prédisposés à la violence. A la longue, ce jugement de valeur joue sur leur propre perception de leur virilité – «je viens d’une cité, je suis un bonhomme, donc je dois montrer que je suis fort…» En réalité, les jeunes de quartiers populaires n’ont pas tous le même rapport aux sports de combat – certains détestent ça – et plus largement, à la masculinité. Comme dans une partie des articles de presse qui leur sont consacrés, on nie leur complexité en les réduisant à un stéréotype. Aux Etats-Unis, cela prend une tonalité plus forte parce que la société est fortement racialisée et ségréguée. De nombreux Américains continuent de penser qu’un corps noir est forcément musclé. Quand certains ne collent pas au stéréotype, ils font de la musculation pour y remédier et endosser ce rôle attendu.

Vos travaux rendent aussi compte d’une tendance : à certains égards, la culture populaire, à travers l’exemple des sports de combat, tend à se gentrifier…

Cette tendance s'observe à travers un nouveau rapport au corps et à la santé. Il y a vingt ans, après l'entraînement, les pratiquants allaient dans la foulée manger un frites-merguez en France ou du fried chicken aux Etats-Unis sans se focaliser sur leur bedaine. Dans les clubs où j'ai enquêté, on entend désormais des propos assez réfléchis sur ce qu'il faut avaler avant et après les entraînements (pas de gâteaux, pas de boissons gazeuses, etc.), y compris dans la bouche de novices. Ces considérations étaient auparavant réservées aux compétiteurs. Idem pour les motivations : avant, on allait à la salle pour cogner dur. Dorénavant, il est de plus en plus question de bien être, de ligne, de souplesse, de cardio. Depuis le début des années 2000, le profil des pratiquants a évolué. Ils sont plus diplômés, sortent beaucoup plus facilement du quartier. Certains ont déjà un emploi voire, pour les plus âgés, sont en ménage. De fait, ces changements de situation se ressentent dans leur pratique. On porte plus de protections, on a moins envie de faire de la compétition. On frappe moins fort.

(1) Il dispute le deuxième, ce samedi à Paris : un combat en six rounds contre l'Américain Jonathan Rice, 30 ans, classé 98mondial avec 10 combats à son actif (7 victoires, 2 défaites, 1 nul).

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