Jean-Louis Debré : «La droite fait fausse route»

L'ancien président du Conseil constitutionnel publie un nouveau livre consacré aux années Chirac mais ne se prive pas de donner son avis sur l'évolution de sa famille politique et sur les premiers pas d'Emmanuel Macron. Interview. 

Pour l'ancien président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré,«la droite dénonce un gouvernement qui essaie de mener des réformes que bien souvent, elle a voulues mais n’a pas faites»
 
Pour l'ancien président du Conseil constitutionnel Jean-Louis Debré,«la droite dénonce un gouvernement qui essaie de mener des réformes que bien souvent, elle a voulues mais n’a pas faites»   LP/ Philippe Lavieille

    Pendant l'interview qu'il nous accorde jeudi chez son éditeur Robert Laffont, son portable floqué aux couleurs du drapeau français retentit d'une Marseillaise. «Là, c'est un appel de droite », sourit l'ancien président du Conseil constitutionnel, qui a réservé l'Internationale à ses contacts de gauche et... L'Opportuniste (de Dutronc) à quelques autres. Depuis son retrait des affaires publiques, Jean-Louis Debré observe le monde politique avec un mélange de mordant et de distance. Comme le ton qu'il utilise dans son dernier livre, « Tu le raconteras plus tard » (Robert Laffont, 315 pages, 21€), chronique minutieuse et savoureuse de ses années Chirac.

    Sur Jacques Chirac, n'a-t-on pas déjà tout dit ?

    Jean-Louis Debré. Je suis, parmi ceux qui le côtoient, celui qui le connaît le mieux. Mais bien des égards, il reste mystérieux. C'est un personnage seul, solitaire : pas la solitude des chefs d'Etat, mais autre chose que je n'ai pas encore saisi. Un jour j'écrirai un livre sur lui, « Mon Chirac ».

    Président de la République, ce n'était pas forcément son destin ?

    Dans le plus profond de son être il y a autre chose. Il a essayé de m'initier aux arts premiers, et je me demande si son interrogation profonde n'était pas la recherche de l'origine et du rôle de l'homme. J'ai essayé de lui en parler, lors de nos promenades, mais il est d'une très grande pudeur. Contrairement aux autres, ce n'est pas un homme politique qui s'étale sur sa vie.

    Vous suggérez qu'on en a une fausse image ?

    Oui mais il l'a véhiculée lui-même : l'amateur de westerns, de bières Corona... Dans tout homme politique il y a un rôle de composition, et lui a composé un personnage qui tranchait avec cette époque Mitterrand où on aimait le saumon fumé. La première fois où, ministre, j'ai pris l'avion du gouvernement avec lui, on en servait. «Mais il n'y a rien à bouffer », a-t-il tonné. La fois suivante il y avait un énorme plateau de charcuterie.

    Vous racontez comment il dominait tout le monde à droite…

    Après la dissolution ratée en 1997 il est très absent, et là je vois s'affronter les Juppé, Séguin, Balladur, Sarkozy dans un combat fascinant pour moi qui aime les romans policiers. Ils s'annulent tous au profit de Chirac.

    Quel était son secret pour être meilleur qu'eux ?

    Chirac aime les autres alors que la plupart des hommes politiques n'aiment qu'eux et apparaissent aujourd'hui comme trop techniciens. Ce n'est pas un doctrinaire, mais un pragmatique. Il ressemble à l'opinion publique : sympathique, énervant, exaspérant, capable de rebondir et de les regarder dans les yeux.

    Il est redevenu très populaire, mais a-t-il un bilan ?

    Je lui avais dit après son départ de l'Elysée qu'il devrait écrire ses mémoires. Il m'a répondu qu'un « une vache ne retourne jamais deux fois à l'abreuvoir ». C'est du Chirac corrézien :revenir sur le passé, laisser une trace dans l'histoire, ce n'est pas sa préoccupation.

    Et vous, que retiendrez-vous des années Chirac ?

    Il a laissé une certaine conception de l'indépendance de la France, avec la décision de non intervention en Irak. Dès le début de la crise Chirac avait dit nous n'irons pas. Villepin, génie des mots, a trouvé les phrases, mais Chirac a donné le sens. Il laisse aussi l'idée de la complémentarité des cultures, plutôt que leur choc. Et il a porté une grande conception de la laïcité, dont la remise en cause est une grande menace qui pèse sur notre République.

    On a parlé des années d'immobilisme avec Chirac. La France a raté le coche des réformes ?

    Oui, je pense qu'après la réélection en 2002, où pour la première fois, un candidat du Front National était au second tour, il fallait nommer un gouvernement d'union nationale, que droite et gauche républicaines s'entendent pendant un an ou deux pour faire un certain nombre de réformes. Chirac ne l'a pas compris totalement.

    N'était-ce pas au fond son problème : avoir conscience des changements à apporter mais y renoncer par crainte de bousculer les ordres établis ?

    On le voit encore aujourd'hui, gouverner la France est une chose difficile. Le nouveau pouvoir a bien compris que la capacité des Français à accepter les réformes était extrêmement courte... disons un an. Nous sommes un peuple très conservateur et immobile. Tant qu'on en reste aux déclarations ça va, mais dès qu'il faut entrer dans le concret...

    Emmanuel Macron, qui a lui aussi affronté le FN au second tour, n'est-il pas en train de réaliser ce que Jacques Chirac aurait pu faire en 2002 ?

    Il y a eu une rupture car les Français ont considéré, à raison, que le bilan de la droite et de la gauche républicaines n'était pas satisfaisant. On a tous été tellement mauvais ! Je n'ai aucune sympathie particulière pour M. Macron, pour qui j'ai voté mais que je ne connais pas. Et je me fiche aussi qu'il soit de droite ou de gauche: tant qu'il fait les réformes de structures qu'on réclame en vain depuis 15 ans. Or j'ai le sentiment que ceux qui ont échoué souhaitent déjà l' échec du président. Pour une fois, soyons positifs, et arrêtons les condamnations a priori. On jugera ses résultats dans un an.

    Vous pensez au très droitier Laurent Wauquiez, très critique envers le gouvernement ?

    Restons nous-mêmes ! La droite fait fausse route en laissant entendre qu'elle n'érigerait pas une frontière nette avec l'extrême-droite. Comme elle fait fausse route en dénonçant systématiquement un gouvernement qui essaie de mener des réformes - le code du travail par exemple - que bien souvent, elle a voulues mais n'a pas faites.

    Quelle est votre impression sur les premiers mois d'Emmanuel Macron à l'Elysée ?

    On est enfin sorti de la France à neu-neu pour rendre à notre pays une dignité et une respectabilité au plan international. Il a su se mettre aussi au coeur du dispositif de l'Europe et re donner de la crédibilité à la politique économique et sociale. Quant à son style, enfin, le général de Gaulle disait - reprenant une phrase de mon père - qu'il fallait à la France un monarque républicain. Le nouveau président redonne un peu de corps à cette conception, à ce bémol près : la médiatisation de la vie politique a tout changé. L'avenir nous dira si ses réformes aboutissent ou si c'était surtout de la com'.

    «Tu le raconteras plus tard», par Jean-Louis Debré (Robert Laffont, 315 pages, 21€)