Après son plaider-coupable : enquête sur Lafarge en Syrie

L'usine Lafarge en Syrie ©AFP - Daniel Riffet / Photononstop
L'usine Lafarge en Syrie ©AFP - Daniel Riffet / Photononstop
L'usine Lafarge en Syrie ©AFP - Daniel Riffet / Photononstop
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L'usine de ciment Lafarge reste en Syrie durant la guerre et paye des bakchichs à des groupes armés. La France était-elle au courant ?

Enquête de Benoît Collombat et Elodie Guéguen

Lafarge-Holcim est le leader mondial des matériaux de construction. Son chiffre d'affaires s'élève à plus de 13 milliards d’euros. Lafarge, c'est aussi 63 000 collaborateurs et plus de 1600 sites de production dans le monde.

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Le zoom de la rédaction
6 min

En 2008, le groupe achète une usine dans la commune de Jalabiya, proche de la ville de Raqqa, qui deviendra le fief de l’Etat islamique. En 2011, la guerre civile éclate en Syrie. Total, Air liquide et les fromageries Bel quittent le pays. En 2012, il ne reste qu’une seule multinationale : Lafarge, qui fait vivre près de 5000 personnes.

Pourquoi Lafarge reste en Syrie, malgré la guerre civile ?

Le groupe a beaucoup investi dans cette cimenterie et ses dirigeants ne veulent pas abandonner leur usine flambant neuve. Mais Lafarge pense surtout à la suite : la reconstruction du pays. C’est ce qu'affirme Bruno Pescheux, directeur général de Lafarge Syrie, entendu par les douaniers le 3 février 2017 : "On pensait que, quand tout serait fini, il y aurait au moins une cimenterie qui pourrait fournir du ciment pour reconstruire la Syrie."

Pour franchir certaines zones, Lafarge doit accepter de payer les milices. "On était dans une économie de racket, avec des groupes armés, alors que nous n’avions pas d’armes", explique aux enquêteurs le directeur général adjoint du groupe, Christian Herrault.

Soit on acceptait le racket, soit on partait et on organisait le repli.

Pour gérer cette situation, le groupe recrute Firas Tlass, le fils d’un haut dignitaire syrien. Cet homme d’affaires a ses entrées dans tous les milieux, des hauts diplomates aux groupes rebelles les plus radicaux. Embauché comme conseiller en sécurité, sa mission est de sécuriser les routes en négociant avec les groupes armés. Son salaire s'élève à 75 000 dollars par mois, avec en plus un "budget bakchich".

  • Des notes de frais bidons

Au sein de l’usine syrienne, entre 80 et 100 000 dollars sont destinés à "arroser" les différentes milices, selon les éléments recueillis par les enquêteurs. De l’argent liquide sort des caisses et passe en fausses notes de frais. Cet argent est ensuite distribué à une multitude de groupes rebelles : Armée syrienne libre, forces kurdes, groupes islamistes…

D’autres témoignages accréditent le fait que Lafarge accepte de payer des djihadistes. Christian Herrault, directeur général adjoint de Lafarge, affirme aux enquêteurs :

Daech vient dans la liste des racketteurs.

Il précise que ce racket correspondait à "10% des sommes, l’équivalent de 500 tonnes de ciment". "Est-ce qu’on va tout plier pour 500 tonnes ?" se demande-t-il devant les enquêteurs. Quant à Bruno Pescheux, directeur général de Lafarge Syrie de 2008 à 2014, il explique que "Monsieur Tlass discutait avec les factions rebelles et versait une obole pour que nos employés ne soient pas ennuyés aux différents points de passage." Il ajoute que le montant prévu pour Daech était "de l’ordre de 20 000 dollars".

  • Un laissez-passer de Daech

Existe-t-il des preuves matérielles de ce racket ? L’enquête a, par exemple, montré qu’en 2014, Daech a voulu récupérer la liste des employés qui travaillaient à l’usine, pour pouvoir les identifier.

Ainsi, le 28 août 2014, le "Monsieur sécurité" de l’usine écrit à son responsable français : "l’Etat islamique veut une liste de nos employés avec leurs cartes d’identité pour pouvoir tous les contrôler et les laisser passer lorsqu’ils se rendent à l’usine."

Les enquêteurs ont également découvert une sorte de laissez-passer officiel, avec le sceau de l’Etat islamique. Lorsqu’il est interrogé à ce sujet, le PDG de l’époque, Bruno Lafont, répond, sur procès-verbal :

Si ça a existé, ça n'a pas existé longtemps, mais je n'étais pas au courant de ça.

Officiellement, Lafarge n’a jamais eu de contact, ni payé Daech.

La sécurité des employés de Lafarge en question

  • Un fragile "cordon sanitaire" autour de l’usine

Les employés expatriés doivent quitter l’usine Lafarge, au début de la guerre civile. Mais les employés syriens, eux, restent sur place pour faire tourner la cimenterie. Ils sont logés à plusieurs dizaines de kilomètres de leur lieu de travail, à Alep ou à Kobané.

Mais se déplacer reste très dangereux. En octobre 2012, neuf employés de l’usine sont kidnappés sur la route de la cimenterie. Lafarge doit payer une rançon de 200 000 dollars pour les libérer.

En avril 2013, la ville de Raqqa, située à quelques dizaines de kilomètres de la cimenterie, tombe dans les mains de l’organisation terroriste Etat islamique.

Le 29 juin 2014, Abou Bakr Al Bagdadhi proclame l’instauration du califat. Daech revendique un Etat islamique en Syrie.

A ce moment-là, pourtant, la cimenterie n’est pas évacuée. Sur le papier, un "cordon sanitaire" de combattants kurdes est censé protéger l'usine. Mais c’est un cordon très fragile. Au sein de l’usine, l'inquiétude grandit.

  • Le SOS d’un responsable de l’usine

En juillet 2014, le responsable de la sécurité de l’usine écrit à la direction de Lafarge :

Nous avons besoin de votre aide.

"Nos employés sont très perturbés et inquiets. Ils se sentent comme des prisonniers au sein de l’usine. Nous ne sommes pas capables de les rassurer. Nous ne pouvons pas prévoir comment va évoluer la situation autour de l’usine."

Les employés sont cloîtrés à l’intérieur de la cimenterie. L’usine arrête sa production pendant un mois. Et lorsqu'elle redémarre, le même responsable syrien de l’usine écrit à son patron : "Nous avons repris la distribution dans des conditions très difficiles. Pour te dire la vérité, il y a beaucoup de risques pour ma vie. Je deviens une cible (…) Je ne peux pas voir d’avenir prometteur pour la Syrie. Mon intention de quitter le pays est chaque jour plus ferme."

Réponse de son responsable : "C'est un plaisir d'avoir de tes nouvelles, même si elles sont mitigées. Bonne nouvelle d'entendre que la distribution a repris. Malgré la suspension trop longue des ventes, cela montre que nous pouvons toujours être en activité dans un environnement aussi difficile. Mauvaise nouvelle d'entendre que tu envisages de quitter le pays. As-tu été personnellement menacé ?"

Le 20 septembre 2014, l’usine est attaquée par Daech alors que 27 personnes se trouvent encore dans la cimenterie. Elles parviennent à quitter les lieux par leurs propres moyens. Aujourd'hui, onze de ses anciens salariés syriens décident de saisir la justice française par le biais de l’association Sherpa. Ils estiment que leur employeur ne les a pas protégés.

De son côté, Lafarge explique qu’un plan d’évacuation de l’usine était prêt. Le groupe ajoute que "même si les choses ne se sont pas passées comme prévu, il n’y a eu ni mort ni blessé".

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Que savaient la France et l’Etat syrien ?

  • "C’est le drapeau français"

Aujourd’hui, l’association Sherpa demande l’audition par les juges de l’ancien ministre des affaires étrangères, Laurent Fabius, et de deux anciens ambassadeurs de France pour la Syrie.

Une demande motivée par les déclarations de plusieurs anciens responsables de Lafarge, devant les enquêteurs. Ainsi, Christian Herrault, directeur général adjoint du groupe, affirme : "On allait voir tous les six mois l’ambassadeur de France pour la Syrie. Personne ne nous a dit : "Il faut que vous partiez". Le gouvernement français nous incite fortement à rester, c’est quand même le plus gros investissement français en Syrie. C’est le drapeau français."

Une version formellement contestée au ministère des affaires étrangères. Une source diplomatique évoque, au contraire, des "mises en garde" faites à Lafarge.

La diplomatie française savait-elle que Lafarge était racketté par des milices armées ? Interrogée sur ce point, Agnès Romatet-Espagne, porte-parole du Quai d’Orsay, dément. Elle était auparavant à la tête de la Direction générale des entreprises au Quai d’Orsay, chargée de suivre les entreprises françaises à l’étranger. Elle affirme avoir vérifié, dans les archives de sa direction de l'époque, s’il existait des échanges entre Lafarge et la diplomatie française, au sujet de la Syrie : "je n'ai rien trouvé", dit-elle.

  • Des notes confidentielles de l’ambassade

Des contacts ont pourtant existé en 2014. Nous avons pu consulter des notes confidentielles de l’ambassade de France, alors en Jordanie, qui font état de deux entretiens entre le patron de Lafarge Syrie et l’ambassade : le 10 puis le 22 septembre 2014, juste avant et juste après l’attaque de la cimenterie par Daech. Ces notes ne disent rien du racket, mais elles montrent que la France était informée de la gravité de la situation sur le terrain.

  • Des liens avec la DGSE

Les responsables de Lafarge assurent également avoir été en relation régulière avec les services secrets, notamment la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), par le biais du responsable de la sécurité pour Lafarge dans le monde, Jean Claude Veillard.

Pour les enquêteurs, l’homme a forcément conservé des contacts dans "les services". C’est ce qu’on comprend dans ce rapport de synthèse des douanes : "Le passé militaire de M. Veillard chez les fusiliers marins, dans les forces spéciales et les commandos laissent présumer des contacts encore très étroits avec la DGSE. Il paraît peu vraisemblable qu’une personne aussi expérimentée ait été si peu au courant de la situation d’une cimenterie dans un pays en guerre".

  • "Un cheval de Troie" au cœur des combats ?

On peut dès lors se demander si cette cimenterie, située au cœur des combats en Syrie, ne constituait pas un "cheval de Troie" idéal pour récoler des informations du terrain. D’autant qu’à l’époque, le contact les services de renseignement français et syriens était rompu. L’usine de Jalabiya pouvait donc présenter un intérêt stratégique.

  • L’Etat syrien : un œil sur la cimenterie

L’Etat syrien aussi est forcément en contact avec l’usine Lafarge. Le groupe paye des impôts, des taxes, il a aussi des relations commerciales avec Damas, notamment pour l’achat de matières premières.

Mais ce n’est pas tout. Nous avons découvert que le régime syrien était "coactionnaire" de l’usine Lafarge : sa participation s’élève à 1,33% du capital de l’usine. L’Etat syrien siège donc désormais au conseil d’administration de la cimenterie.

Comment est-ce possible ? Quand Lafarge rachète cette cimenterie avant le début de la guerre civile, une riche famille syrienne est déjà présente au capital. En 2012, cette famille fait défection et devient opposante au régime. Sa part dans l’usine est confisquée par le régime de Bachar al Assad, qui met donc officiellement un pied dans l’usine.

La France le savait-elle ? Une phrase dans un document confidentiel rédigé par le conseiller de l’ambassadeur de France en Jordanie atteste que la diplomatie française était au courant. Ce message de septembre 2014 est transmis à Paris, notamment à la direction générale du Trésor, à la direction générale des entreprises au Quai d’Orsay :

Bien qu’ultra majoritaire, Lafarge doit désormais cohabiter avec l’Etat syrien comme coactionnaire de son usine.

Or, à l’époque, les autorités françaises n’ont pas de mots assez durs pour qualifier le régime de Damas.

Qu’en disent les dirigeants de Lafarge ? Devant les enquêteurs, le PDG à l’époque, Bruno Lafont affirme qu’il ignorait que l’Etat syrien avait des parts dans l’une de ses filiales. En revanche, Bruno Pescheux, directeur de Lafarge Syrie, reconnaît sur procès-verbal que "c’était un sujet d’interrogation. On ne savait pas, dans le contexte qui prévalait, ce que l’Etat syrien comptait faire de cette participation."

  • Le risque des sanctions internationales

Cette participation de l’Etat syrien dans une filiale de Lafarge constitue-t-elle un risque juridique pour le cimentier, alors que des sanctions internationales ont été prises à l’encontre de la Syrie ?

Selon des experts que nous avons contactés, la présence de l’Etat syrien dans une entreprise française, à l’époque, ne tomberait pas forcément sous le coup des sanctions internationales. C’est l’un des nombreux fils que doit démêler la justice française.

A ce moment-là, les entreprises ne peuvent plus commercer comme avant avec le régime syrien : des embargos visant Damas ont été mis en place par les Nations Unies et l’Union européenne.

  • Bercy porte plainte

Il faut attendre un article du Monde en juin 2016 ( lien abonnés) révélant ces soupçons sur Lafarge pour que le ministère des Finances lance l’alerte.

En septembre 2016, Bercy dépose plainte pour soupçons de commerce avec les terroristes de Daech et contournement des sanctions visant la Syrie.

Trois juges enquêtent depuis juin 2017, deux du pôle financier de Paris, et un du pôle antiterroriste. Ils travaillent à la fois sur des "soupçons de financement du terrorisme" et sur la possible "mise en danger" des employés.

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