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Libération
Reportage

Lesbos : «Je veux que le monde m’écoute»

Dans le camp de Moria, près de 5 000 réfugiés s’entassent dans des conditions effroyables, non loin des touristes. Les ONG dénoncent le cynisme des dirigeants européens alors qu’en trois mois, plus de 10 000 personnes sont arrivées dans les îles grecques.
par Maria Malagardis, envoyée spéciale à Lesbos (Grèce)
publié le 11 octobre 2017 à 19h36

«Je n'en peux plus !» hurle soudain le jeune homme en gesticulant violemment, comme s'il donnait des coups de poing dans la nuit. Aussitôt, d'autres l'entourent et tentent de le calmer, mais ils semblent tout aussi nerveux, tendus, à cran. «Voilà neuf mois que j'ai fait ma demande d'asile. Et depuis ? Rien, aucune réponse ! Je reste ici, prisonnier sur cette île !» gémit encore Mahmoud, venu de Kobané en Syrie, avant de s'effondrer en sanglots.

Des larmes, on en voit souvent dans le camp de Moria, où sont immédiatement conduits tous ceux qui accostent clandestinement sur l’île grecque de Lesbos. Rares sont les conversations qui ne s’achèvent pas par des pleurs, au souvenir des épreuves traversées avant de s’échouer ici, l’un des points d’entrée de la forteresse européenne, où ces candidats à l’asile attendent d’être fixés sur leur sort. Souvent depuis très longtemps, en raison des lenteurs récurrentes dans l’examen des dossiers. Mais aujourd’hui, la situation a atteint un point critique et le désespoir vire à la crise de nerfs.

Vies humaines échouées

Mardi, l'ONG Médecins sans frontières (MSF), qui gère un dispensaire de santé mentale à Lesbos, a tiré la sonnette d'alarme. Elle demande aux autorités grecques de transférer immédiatement tous les réfugiés sur le continent, évoquant une augmentation inquiétante des patients traités, mais aussi celle des tentatives de suicide et d'automutilation. Car à Moria, les conditions de vie, «de survie», soulignent ceux qui s'y trouvent, sont déplorables. Et elles s'aggravent.

En cause, un nouvel afflux que personne n’avait anticipé. Car les arrivées sont reparties à la hausse et rendent la vie suffocante dans des camps désormais surpeuplés. Depuis juillet, pas un jour ne se passe sans que 100 à 200 personnes n’accostent sur l’une de ces îles qui font face à la Turquie. Alors qu’officiellement, les Européens se félicitent toujours d’avoir conclu un accord avec Ankara en mars 2016 pour stopper les traversées, c’est tout de même plus de 10 000 personnes qui sont arrivées sur les îles grecques en seulement trois mois. Rien qu’à Moria, près de 5 000 personnes s’entassent désormais dans un camp conçu pour en accueillir 1 800. Le week-end dernier, une fillette syrienne de 5 ans y est morte, faute de soins. Le médecin qui l’a auscultée, certainement trop débordé, s’était contenté de lui prescrire des antidouleurs.

Pendant ce temps, Bruxelles détourne le regard, la plupart des ONG sont parties, les autorités grecques promettent toujours de mieux gérer ce surplus de vies humaines échouées sur leurs côtes. Mais l’annonce, vendredi, de la construction de nouveaux centres sur place n’a fait que confirmer l’intention de garder les réfugiés sur des îles, peu à peu transformées en prison.

De loin, Moria, c'est une immense trouée au milieu des oliviers : des hangars, des bâtiments préfabriqués entourés de barbelés et gardés par l'armée grecque. L'afflux de nouveaux réfugiés a contraint depuis peu les autorités à déplacer dans de grandes tentes, juste à l'extérieur du camp, les hommes célibataires supposés plus résistants, face à l'absence de chauffage et d'eau courante. En réalité, même dans l'enceinte du centre, l'eau est souvent coupée pendant plusieurs jours. Sans explication. «On va aux toilettes dans le bush», explique Teddy, en désignant les champs d'oliviers. «C'est normal qu'on privilégie les familles et les enfants à l'intérieur du camp. Mais pour tous, le sentiment est le même : on a fui la mort, on se heurte au rejet et à l'indifférence», soupire ce trentenaire arrivé en décembre 2016, après un long périple depuis le Congo-Brazzaville, où l'inamovible président Denis Sassou-Nguesso poursuit impitoyablement les opposants.

Sur les plages de Lesbos, on aperçoit parfois un canot pneumatique dégonflé, plat comme une immense crêpe grise. Un énième bateau qui a accosté dans la nuit avec son nouveau lot de fugitifs en quête d’une vie meilleure.

Certes, ce ne sont plus les arrivées impressionnantes de 5 000 personnes par jour qui avaient marqué l'été 2015, lorsque les rivages de Lesbos étaient noyés sous les gilets de sauvetage orange abandonnés. «De toute façon, les passeurs ne proposent même plus de gilets de sauvetage pour la traversée, constate Hamed, un Iranien arrivé fin septembre avec sa femme et son fils de 8 ans. Et on a pourtant dû débourser 1 000 dollars par personne pour passer en Grèce.»Lui aussi a les yeux humides lorsqu'il évoque les persécutions et brimades subies en tant que chrétien en Iran. Mais l'arrivée à Lesbos n'a rien du soulagement espéré. «Les trois premiers jours, on a dû dormir dehors, par terre, juste là», souligne Somaya, la femme de Hamed, une blonde élégante en jean et sweat-shirt, qui désigne un sentier caillouteux où ruissellent les eaux sales. Depuis, on leur a fourni une minuscule tente où ils s'entassent à trois, plantée entre les conteneurs surpeuplés.

Huis-clos étouffant

Il suffit d'y entrer pour avoir le souffle coupé : pour faire face à l'afflux actuel, des draps blancs suspendus sur un fil divisent désormais l'espace dévolu à chaque famille. Une vingtaine de personnes s'entassent ainsi sur moins de 10 m2. Mimona, venue de Damas, s'inquiète pour sa fille Dina, 11 ans. La fillette passe la journée à dormir dans ce huis-clos étouffant et refuse de s'alimenter depuis son arrivée dans le camp. Derrière le drap voisin, une femme venue d'Alep pleure silencieusement en regardant le plafond, allongée au milieu de ses six enfants.

«En réalité, rien dans l'accord UE-Turquie n'oblige à maintenir ces gens sur les îles où ils accostent, rappelle Eva Cossé, la responsable de Human Rights Watch en Grèce, présente à Lesbos. Les autorités grecques affirment que c'est à cause de la Turquie qui n'accepterait de reprendre que les déboutés du droit d'asile restés sur les îles où ils ont accosté. Mais des responsables européens nous ont ouvertement expliqué qu'eux aussi souhaitent que les gens restent sur les îles, et justement dans ces conditions. Afin de les inciter à envoyer des messages négatifs aux futurs candidats au départ», explique la chercheuse qui arpente souvent les couloirs de la Commission européenne. Elle se dit «sidérée par le cynisme» de certains décideurs : «Ils ne cachent même plus leur manque de compassion pour le sort de ces gens. Et répètent que seuls leur importe les chiffres.» Ceux des expulsions vers la Turquie. Depuis la mise en place de l'accord UE-Ankara, 1 360 personnes y ont été envoyées depuis la Grèce. Les pays européens souhaiteraient désormais accélérer ce «rendement».

Dans son rapport publié mardi, MSF constate pourtant une augmentation nette des violences subies par les réfugiés en Turquie depuis la signature du deal avec l'Union, régulièrement fustigé par les ONG. «Sans compter qu'il est très difficile de savoir exactement ce que deviennent ceux qui y sont renvoyés», renchérit Eva Cossé.

Pourquoi les arrivées ont-elles augmenté à ce point depuis juillet ? «On ne sait pas trop. Est-ce un afflux lié à la météo, à une baisse du prix des passeurs, à une relâche des contrôles côté turc ?» s'interroge la coordinatrice de MSF à Lesbos, Aria Ntanika, qui s'alarme elle aussi du climat de désespoir psychologique et matériel qui règne à Moria : «D'autant que les nouveaux arrivants sont eux aussi très fragiles. Il y a beaucoup de femmes et d'enfants, de Syrie ou d'Irak. Et on les envoie à Moria, où il n'y a désormais même plus assez de rations alimentaires pour tous, et où ils s'entassent dans la saleté sans savoir ce que sera leur avenir.»

«Dieu, aide-moi à ne pas perdre espoir»

Tenter quand même de fuir l’île ? A Moria, tout le monde peut partir du camp pendant la journée. Certains l’ont même quitté définitivement et dorment dans des bâtiments en ruines à la sortie de Mytilène, la capitale. Comme ces jeunes Algériens et Marocains, tous âgés d’une vingtaine d’années, qui traînent la journée sur les quais du port. Avec l’espoir de s’enfuir. Ils ne s’en cachent même pas. Eux savent qu’ils n’ont aucune chance d’obtenir l’asile. Alors ils guettent la rotation des ferrys, encore nombreux, même en cette saison.

Les touristes sont revenus à Lesbos. On peut les voir dans le nord, attablés aux terrasses du minuscule petit port de Skala Sikaminia. Là où il y a deux ans, les pêcheurs se relayaient pour sauver les milliers de réfugiés qui arrivaient chaque jour. Désormais, on ne voit plus que des surfeurs blonds et des retraités aisés dans ce décor qui a repris ses couleurs de carte postale. A Lesbos, deux mondes se côtoient : ceux qui ont le droit de circuler librement et les autres, nés du mauvais côté de la planète, et échoués dans ce cul-de-sac.

Mais profiter des ferrys pour tenter de s'enfuir clandestinement est une cause quasi perdue, tant les contrôles sont drastiques. Alors certains se tournent vers le ciel après avoir tant espéré de la mer. Au milieu des oliviers, sur les hauteurs qui dominent Moria, d'étranges cris résonnent parfois couvrant les vibrations des cigales : «Dieu, aide-moi ! Aide-moi à tenir, à ne pas perdre espoir !» implore Jean-Yves en génuflexions devant une grande bible. Venu de Côte-d'Ivoire, son dossier est en attente depuis dix mois. Et désormais, il ne croit plus qu'en Dieu, «pour [le] sauver de cet enfer». Teddy, lui, écrit des poèmes. Comme celui qui démarre par ces mots : «Ecoute ce cri qui cloche du fin fond des îles grecques / Je veux que le monde m'écoute du Vatican jusqu'à La Mecque / Perdu sur cette île, comme égaré dans un désert…» Le titre du poème ? «Un cauchemar officiel».

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