“Le Monde secret des émojis”, ou la cynique propagande technologique de Sony

S’adressant à un public d’enfants et d’adolescents parfois mal éduqués aux risques des écrans, le film d’animation produit par Sony développe un discours très éloigné des réalités technologiques. Entre placements de produits grossiers, informations approximatives et raccourcis douteux, il y a de quoi s’inquiéter...

Par Vincent Manilève

Publié le 18 octobre 2017 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 01h40

Si l’on devait décrire le plus simplement possible la réaction des internautes à l’annonce, en juillet 2015, de la production d’un film d’animation entièrement dédié aux émojis, ce petit dessin serait sûrement le plus adapté : ?. Deux ans plus tard, face au résultat, on a opté pour celui-ci : ?. Car en plus de l’absence totale d’enjeu ou de scénario, Le Monde secret des émojis développe un discours inquiétant, mélange désastreux de placements de produits grossiers et de raccourcis technologiques surréalistes.

Le concept du film est assez simple : Gene, un émoji disponible, parmi d’autres, sur le téléphone d’un adolescent, découvre qu’il est capable de développer plusieurs expressions faciales, un comportement hautement condamnable dans sa société virtuelle. Il décide donc de se « soigner » et part explorer avec un ami d’autres applications à la recherche de la hackeuse qui pourra modifier son code. Soit.

Sauf que, pour Sony, producteur de ce film et accessoirement fabricant de téléphones, l’occasion était trop belle. L’application Crackle, une plateforme de streaming en ligne appartenant à Sony, apparaît ainsi à plusieurs reprises sur l’écran de l’adolescent qui, visiblement, n’a pas le droit de profiter du rival Netflix, pourtant bien plus populaire. Etrange également d’apercevoir l’application WeChat sur son téléphone, alors que personne ou presque ne l’utilise aux Etats-Unis. Mais WeChat est un immense succès en Chine, l’inclure dans le film est un moyen logique et facile de toucher le marché chinois, comme l’a indiqué Alissa Wilkinson du site Vox.com.

Pendant la conception du film, Sony a noué, très rapidement, des partenariats avec d’autres applications réelles. Le film nous fait par exemple profiter pendant quatre longues minutes du jeu mobile à succès Candy Crush. La voix off, le logo, les bonbons, les bruitages… Tous les éléments d’une publicité télévisée sont présents dans cette séquence. L’éditeur du jeu, King, a signé un contrat de « promotion croisée »: la production accorde de la visibilité au jeu dans son film, et l’éditeur met en place de son côté des niveaux du jeu reprenant les héros du Monde secret des émojis. Le schéma se reproduit à plusieurs reprises avec la mise en valeur des applications Instagram, YouTube, Spotify et surtout Just Dance (oui, cette application existe et fait elle aussi la publicité du film). En avril 2016, Thomas Rothman, président de Sony Pictures Entertainment, avait pourtant promis de ne pas donner trop de place aux marques. C’est raté.

Le film tourne au grotesque lorsque le héros s’introduit dans une application « cachée », et qu’il atterrit dans un repaire à virus, spams, chevaux de Troie, hackeurs et trolls. Il est fascinant de voir des scénaristes faire l’amalgame entre ces différentes notions numériques « exotiques » sans qu’elles aient, en réalité, une quelconque cohérence. Par exemple, un troll n’est pas une entité technologique définie, il s’agit d’un comportement adopté par certains internautes.

Autre passage surréaliste : Jailbreak, la fameuse pirate informatique contactée par Gene, décide de hacker la boîte mail de l’adolescent propriétaire du téléphone... Difficile de ne pas grincer des dents lorsqu’on repense à l’énorme piratage subi par Sony en 2014. A l’époque, un groupe se faisant appeler Guardians of Peace dérobe à l’entreprise d’énormes quantités de données confidentielles… dont des dizaines de milliers d’e-mails. Le Monde secret des émojis serait-il cynique ? On penche pour l’affirmative lorsque l’héroïne, qui se révèle être une princesse ayant renié sa condition pour devenir hackeuse, redevient une demoiselle en détresse avant d’être secourue… par l’oiseau bleu du logo Twitter. La symbolique est terrible lorsqu’on sait à quel point le réseau social de microblogging est régulièrement critiqué pour son manque d’implication dans la lutte contre le harcèlement, notamment lorsqu’il vise les femmes, comme l’a raconté le site BuzzFeed en 2016. Encore récemment, on apprenait la suspension temporaire du compte Twitter de l’actrice et réalisatrice Rose McGowan… qui relayait justement les témoignages d’actrices accusant le producteur Harvey Weinstein de les avoir agressées sexuellement.

Mais le message le plus dangereux délivré par le film concerne un autre élément de l’intrigue, à savoir le « cloud ». Lorsque nos héros sont poursuivis par un robot malware, ils se réfugient  dans l’application Dropbox, qui permet de stocker ses fichiers sur des serveurs extérieurs. Elle est représentée ici comme un paradis futuriste. Jailbreak lance aux personnages, pour les rassurer : « Ne vous inquiétez pas, il ne peut pas rentrer, c’est un logiciel malveillant et cette application est sécurisée. »

Sauf que Sony semble oublier le piratage de comptes de célébrités, via le cloud d’Apple, en 2014 : à l’époque, un pirate informatique avait volé de nombreuses photos d’actrices nues, comme Jennifer Lawrence ou Kate Upton. Affirmer donc que Dropbox et le cloud sont infaillibles est une idée néfaste, surtout quand le public en face est essentiellement constitué d’enfants et d’adolescents parfois mal éduqués aux risques de la technologie. A leur égard, les scénaristes apparaissent d’ailleurs bien méprisants. Cette génération « connectée » serait obsédée par la popularité virtuelle et incapable d’arriver à se concentrer sur une phrase. Au début du film, un adolescent lance à son camarade de classe que « les mots ne sont pas cool ». Le Monde secret des émojis, non plus.

smileyLe Monde secret des émojis, de Tony Leondis. Sortie le 18 octobre.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus