Hackers, mondes virtuels et histoires d’amour : Internet vu par la SF

Plus ou moins subtilement, ce que nous dit la science-fiction, c’est qu’il est fini le temps où Internet était un ailleurs (une « toile »), un espace d’évasion.
Hackers, mondes virtuels et histoires d’amour : Internet vu par la SF

Du Neuromancien de William Gibson à Westworld ou Black Mirror en passant par Ghost in the Shell, plongée dans l’Internet raconté par la fiction. 

À en croire certains, Mark Twain aurait décrit les prémisses d’Internet dans sa nouvelle « From The London Times in 1904 » où il fait référence à un « telectroscope » capable de se connecter à un réseau international de communications. Or c’est bien en 1984 qu’Internet fait son apparition dans la science-fiction. Dans le désormais culte roman Neuromancien, l’Américain William Gibson décrit le « cyberespace » (terme apparu déjà dans l’un de ses ouvrages en… 1982) comme une «  hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays […]. Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain […] des amas et des constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain ». Cette vision inspirera d’ailleurs le célèbre manifeste libertaire de John Perry Barlow, posant les jalons d’un Internet libre, où chacun peut être qui il souhaite, au-delà des frontières géographiques et physiques.

Internet n’est plus forcément la terre de cocagne imaginée par Barlow

Mais Internet n’est plus forcément la terre de cocagne imaginée par Barlow. L’auteur français de science-fiction Alain Damasio reprend même dans sa nouvelle fantastique So phare away (2015) la métaphore de Neuromancien en décrivant un réseau de phares saturé de lumières pour évoquer l’infobésité dont peuvent souffrir certains internautes.

Parallèlement, au fil des années, les représentations d’Internet dans la littérature, au cinéma et à la télévision se sont multipliées, devenant de plus en plus précises, totales… et parfois dystopiques. Car la manière dont on représente ce grand réseau invisible dans la science-fiction renseigne sur les peurs et les fantasmes qui nous agitent quand on navigue sur la Toile.

Le hacker, héros épique

Ghost in the Shell, 2017
Ghost in the Shell, 2017

Pendant longtemps, la figure du geek asocial a été indissociable des représentations d’Internet dans la fiction. On ne compte en effet plus le nombre de séries ou de films où l’expert informatique pianote comme un fou pour sauver le monde… sans qu’on ne comprenne rien à sa manœuvre. Les nostalgiques des années 1990 se souviendront par exemple de Sandra Bullock dans The Net (en français Traque sur Internet), où elle campe une ingénieure informatique prise au piège par une conspiration de hackers qui veulent créer le chaos aux États-Unis. Employée zélée (elle emporte son ordinateur sur la plage), elle est la seule à pouvoir les arrêter.

La science fiction, elle, avait compris que le pirate pouvait être le héro 

Cette image de héros très discret a par ailleurs longtemps cohabité avec une perception erronée des hackers. Jusqu’à peut-être l’arrivée des Anonymous, pour le grand public, le hacker était un grand méchant masqué qui allait pirater nos adresses mail et revendre nos données. La science fiction, elle, avait compris que le pirate pouvait être un héros. Les intrigues du genre rejouent d’ailleurs souvent David contre Goliath : un hacker affronte une multinationale et se retrouve catapulté en héros en raison des compétences qu’il est seul à détenir pour inverser la vapeur.

L’hyper-surveillance résume nos existences à des agrégats de données manipulables et nous plonge dans un état de profonde vulnérabilité

Dans le manga japonais Ghost in the Shell, l’entreprise Anka Robotics réécrit les souvenirs des humains qui ont fusionné leurs cerveaux avec des ordinateurs, laissant l’opportunité à des hackers talentueux de pirater ces cerveaux cybernétiques pour imposer leur volonté. Dans la série Mr. Robot, dont la première saison est sortie en 2015, le jeune informaticien Elliot Alderson se bat contre E Corp, un conglomérat de la finance mondiale. Une oeuvre d’autant plus clairvoyante qu’elle fait écho à nos propres délires paranoïaques dans une ère post-Snowden où l’hyper-surveillance résume nos existences à des agrégats de données manipulables et nous plonge dans un état de profonde vulnérabilité.

Plus intéressant encore, dans ces récits, le hacker lui-même est vulnérable. En parfait anti-héros, il est souvent asocial, isolé et en proie à toutes formes d’addictions (comme le personnage de Mr. Robot). Cette solitude et cette fragilité reflètent les nôtres et inspirent à leur tour d’autres œuvres de science-fiction, dans lesquelles Internet nous aide à affronter à nos démons.

Liaisons numériques

Black Mirror,
Black Mirror, « Nosedive » – Saison 3 épisode 1, 2016.

Il suffit en effet de regarder la série britannico-américaine Black Mirror pour comprendre à quel point Internet s’est déjà imbriqué dans le monde réel, et notamment dans nos vies sociales et amoureuses. Dans l’épisode final de la saison 2, un personnage joué par John Hamm, accusé de complicité de meurtre, est ainsi condamné par un tribunal à être « bloqué » : il devient invisible de toutes les personnes qui le rencontrent dans la rue. Prenant à rebrousse poil l’idée que les réseaux sociaux nous rapprochent et apaisent notre solitude, Black Mirror explore les dérives des nouvelles normes sociales imposées par des lignes de code.

Le premier épisode de la saison 4, « Nosedive », pousse à l’extrême le système de notation/réputation né avec la sharing economy. En effet, il dépeint une société où les citoyens sont sommés de noter en permanence leurs interactions sociales. Chacun se voit attribuer une note globale qui vous définit votre statut hiérarchique, un bon classement permettant par exemple d’emprunter à un taux avantageux ou de voyager en classe affaires.

Ce thème de la fin de la spontanéité, on le retrouve également dans Enjoy, de l’écrivain française Solange Bied-Charreton, où Charles, le personnage principal, nourrit une passion pour le réseau social ShowYou, équivalent fictif de Facebook, au point que l’image qu’il se construit sur celui-ci devient plus importante que sa vraie vie.

La chance pourrait être l’ingrédient nécessaire à la vraie rencontre 

Et puis, la vulnérabilité ultime c’est, paradoxalement, la mort du hasard. La science-fiction dessine les contours d’un quotidien de plus en plus prévisible, où les algorithmes nous enferment dans des bulles de filtres devançant nos moindres souhaits. Or, la chance – le hasard, l’accident, pourrait être l’ingrédient nécessaire à la vraie rencontre. Dans Her, le personnage de Joaquin Phoenix, à la fois coeur brisé et coeur d’artichaut, réalise que l’intelligence artificielle dont il est éperdument tombé amoureux n’est autre que le reflet de ses préférences personnelles. La voix de Scarlett Johansson est en effet programmée pour aimer tout ce qu’il aime, et il n’y a plus d’altérité possible.

Réalité augmentée ou invisible ?

The Matrix, 1999
The Matrix, 1999

Plus ou moins subtilement, ce que nous dit la science-fiction, c’est qu’il est fini le temps où Internet était un ailleurs (une « toile »), un espace d’évasion (où l’on « surfe »). Devenu indissociable de la réalité, Internet est quasiment invisible. Dans la culture visuelle, plus besoin d’ordinateurs ou d’écrans pour être connecté : il suffit de brancher une interface quasi organique, un pod sur la nuque, comme dans Existenz de David Cronenberg. Dans The Matrix, la distinction binaire entre virtuel et réel vole carrément en éclats : la matrice est en fait une réalité simulée par une machine. De quoi donner raison à Elon Musk quand il affirme que nous vivons très certainement dans une simulation informatique ultra-réaliste…

Internet devient un cluster sensoriel dans lequel vous êtes connecté aux pensées mais aussi au corps des autres

Cette vision, aussi dystopique et terrifiante semble-t-elle, ouvre quand même une hypothèse pertinente : et si Internet nous reliait à nos émotions ? Dans un monde réel devenu à la fois paranoïaque et obsédé par le contrôle, la technologie nous permet de ressentir des choses jusque-là inédites.

Dans la série WestWorld, adaptée du film éponyme sorti en 1973, des gens fortunés en mal de frissons viennent vivre leurs fantasmes d’Eros et Thanatos dans une simulation de Far West où tout vice est permis. La série Sense8, elle, repose sur une métaphore : Internet devient un cluster sensoriel dans lequel vous êtes connecté aux pensées mais aussi au corps des autres, actant une fusion inédite entre l’humain et la technologie, plus sensuelle, organique, et qui au final nous rapproche les uns des autres. Et c’est là, en regardant Netflix, que vous vous rendez compte du phénomène d’inception : vous regardez une série sur Internet tout en étant branché sur Internet sans même vous en être rendu compte. Vous êtes la Toile.

 

Illustration à la Une – Crédits : Mr Robot. USA Network. 

 

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