Homo migrans

Réfugiés: l'arrivée à Lesbos, mai 2015 ©AFP - Soeren Bidstrup
Réfugiés: l'arrivée à Lesbos, mai 2015 ©AFP - Soeren Bidstrup
Réfugiés: l'arrivée à Lesbos, mai 2015 ©AFP - Soeren Bidstrup
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La question migratoire est à nouveau discutée au sommet européen ces jeudi et vendredi à Bruxelles, et elle divise toujours les États membres.

Depuis que la Commission a proposé d’harmoniser les procédures du droit d'asile, la question de la répartition des réfugiés reste un point de clivage. Il s’agissait de réduire la pression migratoire dans les pays les plus exposés comme l'Italie et la Grèce. Mais les choses n’ont guère avancé depuis, ce qui fait dire à l’universitaire Karen Akoka dans la revue Projet qu’ « il n’y a pas de crise des migrants, ni de crise des réfugiés, mais bien une crise des politiques d’hospitalité et de solidarité. » En attendant, la situation s’aggrave pour tous ceux qui sont bloqués aux frontières de l’Europe. Avant l’évacuation l’an dernier du camp d’Idoméni, proche de la frontière gréco-macédonienne, la réalisatrice Maria Kourkouta et l’écrivaine Niki Giannari ont témoigné des conditions de vie des réfugiés dans un film au titre éloquent : Des spectres hantent l’Europe. Le film a inspiré un texte habité par toute l’histoire des réfugiés en Europe à Georges Didi-Huberman, publié aux Éditions de Minuit avec le commentaire poétique en voix off de Niki Giannari, sous le titre Passer, quoiqu’il en coûte. « Ils passent et ils nous pensent / les morts que nous avons oubliés / les engagements que nous avons pris et les promesses / les idées que nous avons aimées / (…) tout cela est revenu avec eux. / Où que tu regardes dans les rues / ou les avenues de l’Occident / ils cheminent : cette procession sacrée / nous regarde et nous traverse. » C’est là leur caractère « spectral », souligne le philosophe des images, car « nous sommes tous les enfants de migrants » et ceux-là « sont nos parents revenants, fussent-ils lointains ». Longtemps après Homo sapiens qui, selon les paléontologues, devrait sa survie à sa capacité de migrer, Homo migrans traîne avec lui son dur désir de passer. « De quel espace de mort (qu’ils sont justement, demandant l’hospitalité, en train de fuir) reviennent-ils et à quel espace d’injustice (puisqu’on voudrait leur refuser cette hospitalité) se heurtent-ils ? » L’histoire récente de l’Europe est en effet traversée par ces spectres. Georges Didi-Huberman cite longuement Hannah Arendt ou Walter Benjamin, des apatrides qui ont vécu et pensé l’expérience de l’exil et du réfugié. « Tu ne peux te poser nulle part / tu ne peux aller ni vers l’avant / ni vers l’arrière… » écrit aujourd’hui Niki Giannari. Enfermés à l’extérieur, ayant fui les murs clos des caves bombardées pour se retrouver face aux barbelés et aux frontières qui se ferment, les réfugiés subissent l’épreuve de l’inhospitalité comme politique d’exception, un droit d’asile à la fois exercé et bafoué. Je cite Hannah Arendt : « le droit d’asile, le seul droit qui ait jamais figuré comme symbole des droits de l’homme dans le domaine des relations internationales, a été aboli. » S’ensuit une forme de double bind : « puisqu’un droit élémentaire, passer, leur est refusé, puisque le droit d’asile ne leur est pas convenablement accordé, que peuvent-ils faire désormais sinon transgresser la loi ? » Georges Didi-Huberman rappelle que Viktor Orban, le président hongrois, dont on se demande ce qu’il fait encore dans l’Union européenne, a fait adopter par son parlement « la mise en détention systématique de tous les demandeurs d’asile, fussent-ils entrés légalement ». Les frontières tuent, peut-on lire sur un algeco du camp d’Idoméni. En 1940, juste avant son suicide à la frontière espagnole – subitement fermée sans préavis – Walter Benjamin écrit à Theodor Adorno : « Je suis condamné à lire chaque journal comme une notification à moi remise, et à percevoir en toute émission de radio la voix du messager de malheur. »

L’exilé, le migrant, est devenu la figure emblématique de notre époque

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Et d’une mondialisation qui profite à certains, en broyant d’autres. « Les exilés ont tous un os de seiche collé au milieu de la poitrine » résume Georges-Arthur Goldschmidt dans la dernière livraison - consacrée au sujet - de la revue de psychanalyse Le Coq-Héron. Une formule terrible dans le contexte de l’hécatombe en Méditerranée, et qui renvoie aussi à sa propre expérience d’enfant. Pour lui, c’est plus l’image du train que celle du bateau pneumatique qui symbolise l’arrachement. Mais dans tous les cas, « l’exilé emporte son voyage avec lui, lui, l’exilé, est le seul point fixe de l’exil ». Cette « immobilité étrange », Marie-Rose Moro l’observe au quotidien en clinique transculturelle. Se construire parents et enfants dans la migration – le titre de son article – suppose notamment de réussir le moment crucial de la naissance. Or dans ce cas précis, l’absence du groupe familial et des proches empêche de « donner un sens culturellement acceptable aux dysfonctionnements tels que tristesse de la mère, sentiment d’incapacité, interactions mère-bébé disharmonieuses ». Dans l’histoire de Medina, femme soninké du Mali venue consulter pour dépression post-partum, une phrase résume la condition de l’exilé : « Chaque jour est une vie ».

Par Jacques Munier

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