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Pesticides

L’autorisation de deux insecticides « tueurs d’abeilles » indigne les apiculteurs

La loi biodiversité de 2016 prévoit l’interdiction des néonicotinoïdes, ces pesticides tueurs d’abeilles, d’ici à 2020. Mais deux produits au mode d’action très proche viennent d’être autorisés par les autorités sanitaires françaises. Elles affirment qu’il ne s’agit pas de néonicotinoïdes, ce que contestent les apiculteurs.

« Scandaleux, honteux, inacceptable, abasourdi ! » Gilles Lanio, président de l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf), n’a pas assez de mots pour décrire son sentiment face à la nouvelle : en toute discrétion, fin septembre, l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire) a autorisé deux nouveaux insecticides classés comme « dangereux pour les abeilles ». « L’agence nous l’a appris mercredi lors d’une réunion », a-t-il précisé lors d’une conférence de presse de l’Unaf jeudi 19 octobre.

Une décision qui résonne d’autant plus fort qu’une étude internationale, rendue publique la veille, évalue la perte des populations d’insectes à environ 80 % en 30 ans, et pointe comme principal responsable l’intensification des pratiques agricoles. Par ailleurs, le syndicat d’apiculteurs avait réuni les journalistes, au départ, pour évoquer la récolte catastrophique de miel qui s’annonce pour 2017. Moins de 10.000 tonnes auront été produites en France cette année. Une production aussi catastrophique que celle de 2016, pourtant classée « pire année » de mémoire d’apiculteur.

Répondant aux noms de Closer et de Transform, leurs nouveaux ennemis sont fabriqués par la firme états-unienne Dow AgroSciences (9.000 employés et 6,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2016, c’est la branche agriculture de Dow Chemicals). Le point commun de ces produits : ils contiennent la même molécule active, le sulfoxaflor.

« Sortis par la porte, les néonicotinoïdes reviennent par la fenêtre »

Derrière ce nom nouveau, les apiculteurs dénoncent une molécule très ressemblante à des pesticides qu’ils connaissent bien depuis une vingtaine d’années : les néonicotinoïdes. « On se moque de nous ! » s’exclame Gilles Lanio. En effet, la loi biodiversité, adoptée à l’été 2016, prévoit une interdiction des néonicotinoïdes d’ici à 2020. Le décret d’application devrait bientôt être publié et il ne comprendra donc pas dans la liste des substances interdites, sauf coup de théâtre, le sulfoxaflor. « Cette mesure est désormais vidée de sa substance », déplore le syndicaliste. « Sortis par la porte, les néonicotinoïdes reviennent par la fenêtre », ajoute Anne Furet, en charge des questions environnementales à l’Unaf.

Les apiculteurs sont d’autant plus en colère qu’ils surveillaient cette molécule depuis 2015, date de son autorisation par l’Union européenne. Ils redoutaient donc qu’au niveau français, des pesticides formulés à partir de cette substance active puissent obtenir une autorisation de mise sur le marché délivrée par l’Anses. « Elle nous avait assuré de sa vigilance, nous disant “Vous n’y pensez pas, on ne va quand même pas autoriser un autre néonicotinoïde” », se souvient Gilles Lanio. La surprise a été d’autant plus mauvaise.

Gilles Lanio : « L’Anses nous avait assuré de sa vigilance, nous disant “Vous n’y pensez pas, on ne va quand même pas autoriser un autre néonicotinoïde”. »

Reporterre vous a déjà raconté comment les mailles du filet scientifique se resserrent continuement autour de ces insecticides. La Task Force sur les pesticides systémiques a conclu, après une évaluation mondiale menée par une équipe de chercheurs, que « les néonicotinoïdes affectent les abeilles ainsi que tous les invertébrés terrestres et aquatiques, qui sont la base de la chaîne alimentaire ».

Le fabricant du sulfoxaflor, Dow AgroSciences, conteste sa classification comme néonicotinoïde. « Contrairement aux mauvaises représentations que font circuler les opposants aux pesticides, le sulfaxoflor est un insecticide de la classe des sulfoximines, et pas un néonicotinoïde », assure la firme, qui renvoie aux publications scientifiques.

L’argument est similaire du côté de l’Anses. « Même si le sulfoxaflor a le même mode d’action, il n’appartient pas à la même famille chimique que les néonicotinoïdes et surtout il se différencie par sa faible persistance dans les sols (entre 1 et 4 jours contre 120 à 520 jours pour les principaux néonicotinoïdes) et est moins toxique pour les organismes aquatiques. De plus, ses métabolites ne sont pas toxiques pour les insectes », nous écrit l’agence.

Les apiculteurs voient là une stratégie de communication. « C’est un insecticide systémique neurotoxique qui a le même mode d’action qu’un néonicotinoïde, et qui a été classé comme tel par plusieurs publications scientifiques, explique Anne Furet. La décision d’une cour de justice des États-Unis, à l’occasion d’un procès mené par des apiculteurs, l’a également classé dans cette catégorie. Par ailleurs les industriels eux-mêmes le placent dans le même groupe que d’autres néonicotinoïdes. »

Anne Furet : « Le sulfoxaflor est un insecticide systémique neurotoxique qui a le même mode d’action qu’un néonicotinoïde, et qui a été classé comme tel par plusieurs publications scientifiques. »

Une ressemblance qui va jusque dans les usages. « Les cultures couvertes par l’autorisation de mise sur le marché du Transform et du Closer sont à l’heure actuelle très consommatrices des néonicotinoïdes prochainement interdits », remarque l’Unaf. Le Closer peut être appliqué sur de nombreux arbres fruitiers et légumes, afin d’éliminer pucerons, cochenilles et mouches blanches. Le Transform est lui utilisable sur le blé, l’épeautre, l’orge et le lin notamment.

Toxique pour les abeilles et les organismes aquatiques

Reste que néonicotinoïde ou pas, la dangerosité de ces deux produits pour les pollinisateurs est inscrite dans leurs « conditions d’emploi générales ». « Dangereux pour les abeilles. Pour protéger les abeilles et autres insectes pollinisateurs, ne pas appliquer durant la floraison (...). Ne pas utiliser en présence d’abeilles », précisent-elles notamment. Autre avertissement : « Très toxique pour les organismes aquatiques, entraîne des effets néfastes à long terme. »

L’agence européenne de sécurité sanitaire (Efsa) elle-même, dans son évaluation du sulfoxaflor, indique qu’« au vu des évaluations disponibles, un risque élevé pour les abeilles n’est pas exclu dans le cas d’utilisation en champ, et qu’un risque élevé et de long-terme a été relevé pour les petits mammifères herbivores en cas d’utilisation de plein champ sur les légumes et le coton ».

« La molécule a une forte persistance dans la plante », note également Anne Furet. Ainsi, des résidus peuvent être retrouvés dans le nectar et le pollen longtemps après que la plante ait été traitée. « Malheureusement, dans le cadre de l’évaluation de l’Union européenne, aucune étude n’a été menée sur la teneur en sulfoxaflor des pollens et nectars des fleurs », regrette encore l’Unaf.

« On aimerait que Nicolas Hulot s’impose face à Stéphane Travert, il est ministre d’État après tout ! »

De son côté, l’Anses insiste sur les « conditions d’emploi restrictives » qu’elle a incluses dans les autorisations de mise sur le marché des deux produits :
« Interdiction de l’application pendant la période d’attractivité de la plante pour les pollinisateurs : les produits ne peuvent être utilisés pendant les 5 jours avant la floraison, pendant la floraison et 5 jours après ou pendant la période de production d’exsudat, ni en présence d’adventices fleuries.
L’usage sur les grandes cultures attractives pour les pollinisateurs, notamment celles présentant de très grandes surfaces (tournesol, colza…) n’est pas autorisé »,
nous précise-t-elle encore.

Un champ de colza traité par un épandage de pesticides.

Elle cite également le dispositif de « phytopharmacovigilance » mis en place pour le sulfoxaflor afin de signaler tout affaiblissement de colonies qui pourrait lui être attribué. L’Unaf considère que cet outil est pour l’instant largement inopérant.

Afin de comprendre comment cette décision a pu être prise, le syndicat s’est tourné vers le pouvoir politique. « Ils se sont totalement défaussés sur l’Anses », expose Henri Clément, porte-parole de l’Unaf, en sortant d’une réunion au ministère de l’Agriculture hier jeudi après-midi. « Ils disent que si l’Anses dit que ce n’est pas un néonicotinoïde, c’est qu’elle a raison. »

Et au ministère de la Transition écologique ? « Quand on les a appelés mercredi, ils avaient l’air très embarrassés, on a l’impression qu’ils l’ont découvert en même temps que nous, note Gilles Lanio. On aimerait vraiment que Nicolas Hulot s’impose face à Stéphane Travert, il est ministre d’État après tout ! »

Outre l’action sur le terrain politique, l’Unaf compte porter l’affaire dans l’arène juridique, afin de faire constater par la justice, comme aux États-Unis, que le sulfoxaflor est bien un néonicotinoïde. Ce qui ouvrirait la voie à son interdiction en France.

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