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Photos de classe : mémoires d’autres temps

Au musée national de l’Education de Rouen, une exposition retrace les rites entourant cette pratique de 1850 aux années 2000. De la place des élèves à celle des infrastructures, ces clichés symbolisent l’évolution de l’école, formant une fresque historique qui dépasse les souvenirs individuels.
par Kim Hullot-Guiot, envoyée spéciale à Rouen
publié le 20 octobre 2017 à 19h16

Ce sont des photos qu'on ne jette pas, même quand on ne les sort plus. Qu'on préfère savoir rangées dans un carton au fond du garage plutôt qu'à la benne, alors qu'il y aurait parfois des raisons - au hasard, dermatologiques ou vestimentaires… - de les souhaiter hors d'état d'être montrées. «Tout le monde connaît cet objet très symbolique, c'est un marqueur, tant pour les enseignants et les élèves que pour leurs familles. C'est un objet dont on prend soin», explique Delphine Campagnolle, la directrice du musée national de l'Education de Rouen, qui consacre une exposition aux photographies scolaires. Car ces clichés ont, comme l'écrivait Michèle Chauché dans la Revue française de pédagogie en 1992, une «valeur de témoin culturel».

Un coup d'œil aux photos de classe suffit à rappeler le goût des adolescents des années 40 pour les pantalons de golf, les blouses pré-1968, l'épidémie des coupes de cheveux improbables dans les années 80 ou celle des caleçons à fleurs et autres imprimés de bon goût dans les années 90. A faire rejaillir des tréfonds de sa mémoire les traits ou la posture d'un(e) enseignant(e) oublié(e). Un regard aux annotations inscrites à la main à côté des noms de ses camarades, et ce sont les rivalités ou les amitiés de l'enfance qui ressurgissent. «On a retrouvé des photos avec des visages griffonnés, raconte Delphine Campagnolle. Que s'est-il passé pour qu'un enfant ait envie de voir quelqu'un disparaître ?» Au-delà de la dimension historique individuelle, la photographie de classes est aussi le reflet du temps qui passe au sein de l'institution scolaire et de l'évolution des pratiques pédagogiques. «Ces images changent avec le temps, notait encore Michèle Chauché. Elles sont même l'objet de ruptures notables.»

Par leur mise en scène, elles disent quelque chose de la façon dont l’école se présente au monde extérieur, de ce qu’elle veut dire d’elle-même. De l’évolution aussi de la place de l’élève dans la classe et du rapport entre les enseignants et leurs élèves. Visite guidée de l’expo proposée jusqu’à la fin de l’année à Rouen dans les petites salles de l’ancienne maison de drapier normande transformée en musée de l’Education.

Années 1850

La photographie scolaire est pratiquée dès le milieu du XIXsiècle, mais pas partout. Le style est sobre, presque austère. D'autant, pointe Pascal Boissière, le co-commissaire de l'exposition, que «le temps de pose est long, il faut que les élèves ne bougent pas». Résultat, les attitudes des élèves sont figées et «l'exercice reste rigide». Pourtant, on trouve çà et là, «même dans des photos anciennes, des gestes très forts de camaraderie. On voit que des élèves contournent la règle, se marrent», relève Delphine Campagnolle.

Années 1880

On cherche aussi à mettre en valeur tant une fierté d'enseigner que les conditions matérielles de l'instruction. Ainsi n'est-il pas rare de retrouver des photographies d'époque façon nature morte, avec des livres disposés sur une table, bien en évidence. Dans les petites communes, des photographes itinérants se déplacent. «C'est l'événement, explique Delphine Campagnolle. On parcourt parfois 7 kilomètres à pieds avec l'instituteur pour aller au village [où sont prises les photos, ndlr]. C'est un moment très important, où l'on fait attention à bien s'habiller.» A l'époque, les familles, sauf celles issues de la bourgeoisie, n'ont pas forcément les moyens de se faire photographier par ailleurs. A la fin du XIXe siècle, l'essor des cartes postales va renforcer la diffusion des prises de vue scolaires, même s'il s'agit moins de photos de classe telles que nous les connaissons aujourd'hui que de clichés d'établissement, témoignant «d'une fierté nationale liée au développement de l'instruction publique au sein des communes», explique-t-on au musée national de l'Education de Rouen.

Années 1900

C'est là que la photographie de classe prend son essor. A l'époque, «l'école républicaine, laïque, gratuite et obligatoire cherche à montrer les visages de son avenir. Ces images véhiculent un message symbolique fort, qui valorise les infrastructures et bâtiments scolaires, mais aussi les groupes humains, les vêtements ou les pratiques pédagogiques». Le cliché est politique : la photographie est un moyen de mettre en valeur le principe d'une école pour tous, inscrit dans la loi entre 1881 et 1882, une dizaine d'années après le début de la IIIRépublique. Certaines mises en scène sont «très recherchées. Les enfants sont censés jouer naturellement, alors qu'il n'y a rien de naturel. Mais ça valorise l'école», relève Delphine Campagnolle.

Années 30

Les maisons de photographie, telles Tourte et Petitin ou David et Vallois, profitent de l'essor de ces nouvelles traditions scolaires pour s'imposer sur le marché. En 1927 est publiée la première circulaire délimitant l'usage commercial de ce qui est désormais devenu un rite. On ne va néanmoins pas jusqu'à en fixer le prix. «Au départ, c'était tout de même réservé à des gens à l'aise financièrement», relève la directrice du musée. Dans les familles plus modestes, on achetait soit la photo de classe, soit celle de la communion.

Côté attitude, les élèves se détendent. Sur le lieu de prise de vue, si les photos de classe étaient auparavant plutôt faites en extérieur, afin, on l’a dit, de mettre en valeur les infrastructures scolaires, à partir de la fin des années 30 elles commencent à être prises à l’intérieur de l’école. Pas encore dans les salles de classe : on déplace les pupitres jusque dans la cour. Cela permet en outre de bénéficier de la lumière du jour.

Années 45-50

La photo de classe entre réellement dans les murs de l’école : les clichés pris sous le préau ou dans la salle de sport fleurissent. En parallèle, les photos individuelles se massifient dans la société. Elles deviennent moins extraordinaires.

Années 60

Les élèves sont volontiers photographiés dans la classe, derrière leurs pupitres ou bureaux. «Il s'agit alors de valoriser le groupe classe mais aussi les temps d'apprentissages», explique-t-on au musée. «Ce n'est pas anodin, estime Delphine Campagnolle. On est dans une période de renouveau, d'émulation pédagogique, cela se voit au placement des bureaux, caractéristique de la manière d'enseigner. En outre le mobilier s'arrondit, s'adapte aux enfants…»

Années 70 à 80

On revient à des mises en scènes plus classiques. Les uniformes ont quasiment partout déserté les épaules des élèves. Une plus grande liberté vestimentaire se fait jour, avec des habits aux couleurs pop ou des bottes de fourrure, voire quelques minijupes qui, si elles font parfois scandale, ne sont pas bannies. «On est dans des années d'ouverture, contrairement à aujourd'hui où certains règlements intérieurs mentionnent les tenues des filles», remarque Delphine Campagnolle.

Années 90

Avec la démocratisation des appareils photo, l'acte devient de moins en moins sacré et de plus en plus accessible aux familles, quel que soit leur milieu social. Mais, «s'il est devenu banal de photographier, un chef d'établissement qui supprimerait la photo de classe provoquerait un tollé», remarque la directrice du musée. On immortalise aussi moins les bâtiments, l'architecture des établissements nouvellement construits étant souvent moins intéressante que les bâtisses anciennes.

Juin 2003

Une circulaire ministérielle rappelle qu'il n'y a aucune obligation d'achat pour les familles. Face à la désacralisation de l'objet, les photographes proposent des clichés individuels ou des produits dérivés, par exemple des calendriers ou des photos d'identité. «La concurrence est rude, ils doivent faire de nouvelles propositions commerciales, explique le co-commissaire de l'exposition Pascal Boissière. Il y a des tentatives de renouveler le genre.» L'exposition ne dit pas si celles-ci sont appréciées. Mais elle montre que si la photographie de classe a largement évolué en cent cinquante ans, deux constantes demeurent : les enfants se font toujours beaux pour le jour de la photo, et les photographes restent des témoins anonymes dont le nom n'est que rarement inscrit au bas du cliché.

«Portraits de classe, portrait classe !» au musée national de l'Education, 185 rue Eau de Robec, 76000 Rouen. Jusqu'au 31 décembre.

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