« Workfare »

Assurance chômage : le contre-modèle britannique

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Un Jobcentre Plus à Londres. PHOTO : ©London News Pictures/ZUMA/REA

Un enfant à chaque bras, la jeune femme entre dans le Jobcentre Plus, le pôle emploi britannique. Elle est en retard pour son rendez-vous avec un conseiller. Malgré ses explications, sa conseillère suspend son allocation-chômage. Quelques minutes plus tard, la voilà dans une banque alimentaire. Cette scène extraite de Moi, Daniel Blake, le film de Ken Loach n’arrive pas si rarement dans les Jobcentre Plus. « Le film est très réaliste », confirment nos interlocuteurs, chercheurs, syndicalistes ou chômeurs. Notamment en ce qui concerne les sanctions sur les indemnités. Elles sont au cœur du fonctionnement de l’assurance chômage britannique depuis la mise en place en 1996 de la jobseeker’s allowance, l’indemnisation telle qu’elle existe aujourd’hui au Royaume-Uni.

Indemnisation forfaitaire

Au total, l’assurance chômage bénéficie à 773 000 demandeurs d’emplois britanniques contre 3,6 millions en France, différence due à des taux de chômage très disparates : 4,3 % au sens du BIT en Grande-Bretagne, contre 9,2 % dans l’Hexagone. Le montant de l’allocation britannique est forfaitaire, et non proportionnel aux revenus précédents comme en France. À titre de comparaison, un célibataire au Royaume-Uni perçoit 351 euros bruts par mois (73 £ par semaine)  pendant six mois maximum. En France, le même célibataire touchait en moyenne 1 159 euros bruts en 2016, sur une durée maximale de deux ans, selon une estimation réalisée par le Trésor Français qui calcule pour sa part qu’un célibataire peut percevoir au Royaume-Uni autour de 615 euros bruts par mois, somme que peuvent venir gonfler les allocations logement et familiales.  

Le montant de l’allocation britannique est forfaitaire, et non proportionnel aux revenus précédents comme en France

« Au Royaume-Uni, l’allocation de retour à l’emploi n’est plus liée au salaire depuis les années quatre-vingt », explique David Webster. En revanche, outre-Manche, indépendants, fonctionnaires et démissionnaires peuvent presque tous bénéficier de l’assurance chômage. Une universalité qu’Emmanuel Macron souhaite instaurer en France. « Ici la principale condition, c’est de chercher à temps plein un travail », précise Richard Machin. À cette condition sine qua non, s’ajoute depuis 1996 un contrat qui définit les « devoirs » du demandeur d’emploi, ce que les Britanniques définissent comme la politique du workfare.

Un véritable changement de philosophie selon David Webster : « Avant, il y avait un système vraiment assurantiel dans la mesure où il n’était pas assorti de devoirs pour le chômeur. Vous cotisiez et quand vous étiez au chômage c’était un coup de malchance. Maintenant le monde semble se diviser en deux catégories, les contribuables qui travaillent dur d’un côté et les paresseux bénéficiaires de l’autre. L’idée du gouvernement, c’est que les contribuables font un cadeau aux bénéficiaires de l’assurance chômage. Donc il semble logique que les chômeurs fassent quelque chose en échange. Le principe assurantiel a été jeté par-dessus bord ».

Au Royaume-Uni, la personne qui décide des sanctions n’est pas en contact direct avec le chômeur

Les Jobcentre Plus doivent donc vérifier que les bénéficiaires de l’allocation sont de bonne foi. Ce contrôle, assorti de sanctions, fait, lui aussi, partie du projet du président français. C’est la contrepartie, en quelque sorte, de l’universalité. En France, l’indemnisation est gelée quand le chômeur refuse deux offres valables d’emploi, une règle qui existe déjà dans les textes mais qui n’est pas appliquée. Pour la mettre en œuvre, le gouvernement français songe à confier cette mission à des agents Pôle emploi spécialisés qui ne seraient pas au contact direct des chômeurs.

Sanctions variables

Au Royaume-Uni, une série de manquements (offences) peut conduire à une suspension plus ou moins longue de l’indemnité. Ces sanctions atteignent de 4 à 156 semaines selon qu’un chômeur rate son rendez-vous, que le Jobcentre considère qu’il ne cherche pas un emploi avec assez de zèle, ou pire encore, qu’il quitte son travail volontairement. « Il y a un an, quand je travaillais, je touchais 2 000 £ par mois, se souvient avec nostalgie Clive, un quinquagénaire londonien. Je suis passé à 71 £ par semaine puis à zéro, parce que d’après eux je ne cherchais pas vraiment un travail. »

Au sein du Jobcentre, lorsque l’agent, le work coach, qui est en contact avec le chômeur juge, au vu des éléments fournis, que le demandeur d’emploi ne cherche pas de travail avec suffisamment d’ardeur, il lui annonce que son indemnité pourrait être suspendue. Ensuite, un decision maker prend la décision, avec les éléments supplémentaires qu’aura pu lui apporter le chômeur, et il doit lui annoncer le verdict par lettre. La personne qui décide n’est donc pas en contact direct avec le chômeur, une parenté avec les projets du gouvernement français.

Un quart des bénéficiaires de la jobseeker’s allowance a été ainsi sanctionné entre 2010 et 2015

Un quart des bénéficiaires de la jobseeker’s allowance a été ainsi sanctionné entre 2010 et 2015, soit 268 000 punitions en tout après procédure d’appel, sans que l’on dispose de statistiques récentes sur les différents motifs de sanction. Une étude réalisée en 2012 sur certaines catégories de chômeurs indiquait que dans 31 % des cas le fait de ne pas se rendre à un rendez-vous avait motivé les sanctions, contre 12 % pour une recherche insuffisante. Depuis un pic en 2013, les sanctions tendent à diminuer.

Allocation de la dernière chance

Il est possible – des expérimentations sont en cours – que l’allocation-chômage soit remplacée outre-Manche par le « crédit universel » lequel fusionnera les différentes allocations. Cela promet de nouvelles difficultés. Aujourd’hui, un chômeur sanctionné peut, pour ne pas sombrer, réclamer le hardship payment, aide d’un montant de 60 à 80 % de son indemnité, auprès du département du Travail et des Retraites et c’est le decision maker du Jobcentre qui examine sa demande. « Demain, avec le crédit universel, cette allocation de la dernière chance sera remboursable, explique David Webster de l’université de Glasgow. Donc les sanctions dureront dans les faits deux à trois fois plus longtemps »

Le principe actuel des sanctions, assorties d’une possibilité d’appel à l’administration, remplit-il sa mission ? Oui et non si l’on en croit les chercheurs. Pour le National audit office (NAO), la cour des comptes britanniques, le système coûte 244 millions £, en administration et versement de hardship payments contre seulement 132 millions £ d’économies avérées. En réalité, les économies sont sans doute supérieures, car le rapport ne calcule pas l’effet positif sur les finances publiques du fait que les sanctions incitent les personnes en bonne santé à reprendre un travail plus vite.

« Les sanctions font basculer les gens dans la pauvreté »

Pour autant, le système ne fournit donc pas de gain financier spectaculaire. Quant aux chômeurs, ils subissent des conséquences parfois dramatiques. « J’ai fait les poubelles des supermarchés, j’ai mendié, je me sens de plus en plus déprimé », reconnaît Clive, yeux bleus cerclés par des lunettes métalliques. « Les sanctions font entrer les gens dans la pauvreté, confirme Richard Machin, de l’université de Staffordshire. Pour pouvoir toucher les indemnités, les chômeurs sont contraints de signer ce contrat, qui n’en est donc pas un puisqu’ils n’ont aucune liberté de ne pas y souscrire, mais les conditions qui l’accompagnent peuvent poser problème à ceux qui sont fragiles psychologiquement, handicapés, sans-abri… »

Paupérisation

Une étude de l’université d’Oxford, publiée en octobre 2016, suggère qu’il existe un lien fort entre les sanctions sur l’allocation-chômage et la fréquentation des banques alimentaires1. La sociologue Rachel Loopstra et ses confrères s’appuient sur les données de 259 localités entre 2012 et 2015. Selon ces chercheurs, augmenter les sanctions contre les chômeurs de dix pour 100 000 amènerait cinq adultes supplémentaires vers les banques alimentaires. Hypothèse corroborée par la cour des comptes britanniques elle-même, qui reconnaît que les sanctions peuvent engendrer « la faim et la dépression » pour les parents isolés et les personnes qui ont déjà des fragilités psychologiques, selon ce qu’indique un rapport du département du travail

La quantité de sanctions peut varier du simple au triple, signe qu’elles sont souvent liées à une appréciation subjective 

Découragés par la complexité des procédures, les chômeurs vulnérables vont parfois jusqu’à renoncer à leur indemnisation, quand à l’inverse, les plus aisés peuvent choisir de s’en passer. Sur le million et demi de chômeurs britanniques (BIT), moins de la moitié réclame effectivement son indemnité. En outre, les demandeurs d’emploi doivent parfois accepter des sanctions dont le fondement n’est pas toujours compréhensible : selon les Jobcentre Plus, la quantité de sanctions peut varier du simple au triple, signe qu’elles sont souvent liées à une appréciation subjective.

« Or les chômeurs se retrouvent rarement face au même coach », indique Charles Law, cadre du syndicat de fonctionnaires britanniques PCS. Les réductions de moyens pour le service de l’emploi ne devraient pas aider. Près d’un Jobcentre Plus sur dix est promis à la fermeture. Et dans ces centres, le nombre de coach effectivement chargés d’accompagner les chômeurs n’atteint pas la moitié des effectifs, les autres sont chargés du calcul des indemnités, des décisions de sanctions, de la sécurité…

« Vérifier que les gens remplissent bien leurs obligations, c’est très consommateur de main-d’œuvre, assure Charles Law. En plus, les agents ne peuvent pas refuser de contrôler, ils sont fonctionnaires et pourraient être sanctionnés. Nous sommes liés au système mis en place par le gouvernement, et, à moins de changer le gouvernement, il est difficile de modifier le système. » Le chercheur Richard Machin se montre plus sévère encore : « On dirait que le système cherche à pousser les gens à l’erreur, qu’il veut les empêcher de demander l’allocation plutôt que les mettre au travail ».

Salaires à la baisse

Certains pourtant reprennent un emploi rapidement. Dans son rapport de novembre 2016, le National audit office (NAO) cite plusieurs études internationales. Selon elles, les sanctions incitent à retrouver un poste rapidement.

Cette déqualification aurait un impact négatif sur la santé des salariés, leur bien-être… et donc sur la productivité

Mais aucune donnée britannique ne figure dans le rapport du NAO, à l’exception de celle-ci : 62 % des chômeurs indemnisés disaient en 2014 que l’existence de sanctions les incitait à remplir les conditions fixées par le contrat de recherche d’emploi alors que pour 27 % la perspective d’être sanctionné était sans influence sur leur comportement à cet égard. Quant à l’effet des sanctions lorsqu’elles sont prononcées, 51 % des chômeurs de longue durée affirmaient en 2012 qu’elles n’influaient pas sur leur recherche d’emploi, contre 35 % pour qui elles les incitaient à remplir les conditions du contrat avec le Jobcentre. « Après une sanction, écrit le NAO, les punis ont autant de chance d’arrêter de demander l’allocation que de trouver un emploi. »

En revanche, les salaires ne suivent pas : le NAO cite cinq études internationales selon lesquelles les sanctions poussent les salaires à la baisse. En clair, les chômeurs acceptent de postuler à des emplois moins bien payés qu’ils ne le souhaiteraient, ce qui réduit leurs revenus. Ces emplois moins qualifiés diminueraient aussi leur productivité selon David Webster qui cite à la fois le Financial Times et une étude publiée par l’International Journal of Epidemiology, à l’appui de sa thèse. Selon lui, cette déqualification aurait un impact négatif sur la santé des salariés, leur bien-être… et donc sur la productivité.

Le niveau de la productivité du Royaume-Uni est de 20 % inférieur à celui de la France

Elle constituerait l’un des facteurs qui expliquent que le niveau de productivité de la Grande-Bretagne soit, en 2015, inférieur de 14% à la moyenne des membres du G7 et de près de 20 % par rapport à la France. « Si Emmanuel Macron me demandait mon avis je lui dirais ça, plaisante David Webster, de l’université de Glasgow. Ça ne l’embête peut-être pas d’être considéré comme dur avec les chômeurs, mais je suis sûr qu’il s’inquiète de la productivité de l’économie française. Et c’est bien ça qu’il faut regarder pour tirer les leçons de l’expérience anglaise ! »

  • 1. Austerity, sanctions, and the rise of food banks in the UK, Rachel Loopstra et al., BMJ 2015.

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Commentaires (2)
Jean-Luc 19/10/2017
Merci pour cet article qui vient confirmer mon commentaire intuitif de l'article de F Desriaux Ordonnances : le bel avenir du travail low cost
JACQUELINE 19/10/2017
En marche vers le rétablissement de l'esclavage ?
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