TRIBUNE

Les migrants, eux et nous

Il y a un an, la «jungle» de Calais était évacuée. Nancy Huston questionne la «mondialité» généreuse décrite par l’écrivain Patrick Chamoiseau dans «Frères migrants». Peut-on encore attendre l’avènement d’une solidarité planétaire ?
par Nancy Huston, écrivaine
publié le 22 octobre 2017 à 17h26

Il suffit de feuilleter un journal ou de regarder un JT pour voir que «nous» (les Occidentaux, les riches…) et «eux» (les migrants, les pauvres…) sont représentés comme s’ils n’appartenaient pas au même monde. «Eux» sont une multitude de victimes de naufrages, de catastrophes naturelles, de guerres… «Nous» avons des problèmes politiques, culturels, économiques… Tant que ces représentations «nous» sépareront en deux mondes, «nous» n’aurons pas conscience d’être responsables et solidaires avec «eux».

Un numéro du Monde pris au hasard. Pour résumer, après l'avoir feuilleté : EUX, c'est multicolore - saris, marchés en plein air, sang qui coule, peau de couleur. C'est désordonné imprévisible violent sale, ça grouille, ça souffre pleure se tord grogne et hurle ; NOUS, c'est blanc et gris, ton sur ton jusqu'au noir des costards. Montagnes Rocheuses. Pureté, élévation. Matignon (le domaine fondé par le colon romain Mattinius) - lettres de noblesse.

Qu'il y ait des riches et des pauvres sur la planète Terre n'est pas nouveau : cela a toujours été le cas, on en voit les traces dans tous les mythes et contes de l'humanité depuis l'invention de l'écriture. Non, ce qui est vraiment nouveau, c'est que «nous» sommes la principale cause des diverses horreurs qui frappent les «eux». Sans le pillage du tiers-monde, il n'y aurait PAS de premier-monde. Mais ce n'est pas nous, nous protestez-vous ? Ce sont les méchants capitalistes ! Pas nous, nous les artistes, qui sommes, au contraire, des gens généreux et sympathiques et empathiques et chaleureux. Le problème, c'est que ce deuxième nous est étroitement imbriqué avec le premier.

Au début du XVIIe siècle, au moment précis où éclôt le génie de Shakespeare et celui de Cervantes, inventeurs respectivement du théâtre et du roman modernes, démarrent la colonisation forcée du reste du monde par l'Europe, et l'esclavage. Au XIXe, les merveilles littéraires d'un Flaubert, d'un Dostoïevski ou d'une Austen s'accompagnent des horreurs qu'inflige leur nation respective aux régions du monde dont ils arrachent les richesses. (EUX ne sont pas ici, aujourd'hui, à la Foire du livre de Francfort [1] : les Congolais, les Bangladais, les Irakiens, les Malgaches… N'ont pas de littérature. Il faut un certain niveau de vie, une certaine aisance matérielle, pour lire et écrire des romans). Comme le dit Patrick Chamoiseau, «il n'y a plus d'"Ailleurs"» (Frères migrants, page 46). Quand M. Chamoiseau parle d'un «partage décidé et implémenté par une personne après l'autre», oui, c'est là sans doute une des grandes et belles formes possibles du partage. En revanche, rien de ce qu'on a pu observer dans l'histoire depuis la nuit des temps ne conforte le réalisme du rêve qu'il désigne sous le néologisme «mondialité». « La mondialité, c'est tout l'humain envahi par la divination de sa diversité, reliée en étendue et profondeur à travers la planète.» (page 52) J'avoue ne pas pouvoir y croire, en raison d'un trait humain, lui vraiment universel, à savoir le chauvinisme, le besoin d'appartenance et de fierté : les groupes ne s'aiment que différents les uns des autres. L'universalisme peut et doit être inscrit dans les constitutions et les lois ; il ne peut être imposé dans les mœurs. Cela m'étonnerait beaucoup que la majorité des migrants s'y adonnent. L'Irak, l'Erythrée, l'Afghanistan, le Soudan, la Libye : du simple fait qu'ils ont quitté leur pays, leurs ressortissants ne deviennent pas magiquement généreux, tolérants, ouverts à tout, créateurs, «mondialistes», antisexistes…

Pour ma part, je n'ai jamais cru que «le plus archaïque était loin derrière nous» (page 25) - jamais. Vu l'échec retentissant du communisme au XXe siècle, échec qui a donné lieu aux goulags et fait périr des dizaines de millions d'innocents, ce sera, hélas, toujours une illusion de se dire : «Toute naissance en ce monde convoque cette générosité : richesse acquise, toujours produite par tous, se doit d'être redistribuée dans l'équitable et dans le généreux, entre tous et pour tous !» (page 34). C'est ignorer les paradoxes des inégalités, pourtant faciles à observer : la passion des pauvres pour les nouvelles des riches… les bonnes ventes des magazines people parmi ceux qui vivent chichement… l'enthousiasme du petit peuple britannique pour les joyaux de la reine. Même la France, toute révolutionnaire et régicide qu'elle se prétende, n'a jamais su se passer des ors de la République ; elle vient d'élire un président qui valorise explicitement les symboles de l'Ancien Régime et dépense 250 euros par jour pour se maquiller… «L'honneur» d'Anne Sylvestre nous l'explique depuis trente ans déjà : «A quoi ça sert d'être pacifique ? / Les soudards vivent mieux que nous / Les soudards ont un charme fou / Et leurs élans patriotiques / Jettent les foules à leurs genoux / On les respecte, voyez-vous / Ah ! Bien sûr, si c'était possible / Pacifique et bien protégé / Mais on est au cœur du danger / On fait une trop bonne cible / Alors, tranquille et irradié / C'est ridicule et ça n'a jamais consolé / A quoi ça sert d'aimer les autres ? / Les racistes vivent mieux que nous / Les racistes un peu partout / Sous des dehors de bons apôtres / Cachent les crimes les plus fous / Dont ils se vantent peu ou prou / Ah ! Bien sûr, si c'était possible / Tolérant et puis toléré / Libre d'aimer sans comparer / Serait un bonheur indicible / Mais tolérant et tabassé / C'est ridicule et ça n'a jamais consolé.»

«Ils remontent la succion des intérêts et des profits, écrit Patrick Chamoiseau. Les tubulures et les pipelines qui ne font qu'aspirer.» (page 57) Moi, qui viens de l'Alberta, d'où partira prochainement le pipeline Keystone destiné à réchauffer l'atmosphère terrestre d'encore un demi-degré, je veux bien qu'on dise du mal des pipelines. Mais pour se passer du pétrole qui, en l'espèce, a rendu possible la fabrication de chaque objet dans cette pièce - nos habits, livres, micros, tables, lunettes et pacemakers, sans parler des trains, des voitures et des avions que nous avons pris pour nous retrouver ici - un changement d'attitude ne suffit pas ; il faut aussi un travail de longue, de très longue haleine.

«La mondialité, écrit M. Chamoiseau, sa poétique relationnelle, y précipite son imprévisible, et déborde le verrou libéral par l'irruption de l'humain et d'une idée du travail redevenue multiforme et radieuse.» (page 83) Mais… où voit-on ce débordement du verrou libéral ? Dans quelle langue parle-t-on ce relationnel que chante Chamoiseau ? Inventerons-nous un espéranto qui fera oublier l'histoire des peuples, religions, nations, villages… Toutes choses auxquelles les gens se cramponnent particulièrement quand ils souffrent ? C'est peut-être regrettable mais, jusqu'à nouvel ordre, l'être humain générique n'existe pas. Un individu n'est pas une matière brute, c'est un être toujours - déjà culturalisé par la langue et l'histoire des siens. Même si d'un coup d'éponge, nous pouvions effacer l'histoire de la planète et redémarrer avec une humanité nouvelle, celle-ci recommencerait avec ses traits que sont les préjugés (positifs pour ceux qui nous ressemblent, négatifs pour les autres).

Patrick Chamoiseau pense que l’humain est oublié. Mais non. L’humain, hélas, est partout. Impossible de l’oublier. En effet, en raison de notre amour-propre irrésistible, on emploie systématiquement le mot «humain» comme un compliment - comme si le trait spécifique de notre espèce était l’empathie. Oui, cela nous flatte… dans le sens du poil que nous n’avons plus ! En réalité, l’empathie est un trait inné non seulement de la nôtre mais de nombreuses autres espèces animales. Et ce qui nous distingue de celles-ci, à savoir notre capacité de séparer la fin des moyens, c’est justement ce qui nous perd.

«Les camps ne sont que le spectaculaire d'un inhumain déjà ancien», écrit Chamoiseau plus loin (page 114). Selon ma définition à moi, les camps, eux, sont spécifiquement humains. Idem pour les guerres planifiées, les génocides… Aucune autre espèce terrestre n'a inventé ce genre de chose. «L'inhumain fait partie de l'humain», disait Romain Gary. Il serait irresponsable, de notre part, de l'oublier.

La civilisation occidentale engendre le roman, assurément une des plus belles incarnations de l'empathie humaine ; dans le même temps, elle envahit et soumet le reste de la Terre. Aujourd'hui, nous dominons cette planète… la pompons, l'épuisons et la polluons, la laissons exsangue. Par notre mode de vie, qui dépend de la consommation massive de pétrole, de viande et de gadgets électroniques, nous faisons souffrir au loin et, à chaque instant, des êtres humains et des animaux, invisibles, innombrables. Notre dissociation s'opère dans l'inconscience et souvent dans la bonne conscience.

Il ne faut pas se leurrer. Ecrire de beaux romans, essais, poèmes, pièces de théâtre est une bonne chose en soi, mais n’a pas le moindre impact sur la condition des migrants. En tant que citoyens, électeurs, manifestants, protestataires, nous pouvons participer à des mouvements et effectuer des gestes pour atténuer les injustices qui provoquent ces migrations désespérées et désespérantes. En tant qu’écrivains, aussi clinquante que soit notre célébrité, notre efficacité politique est nulle. Cette impuissance fait partie elle aussi de notre condition d’«humains, trop humains.» Il faut la regarder en face, l’assumer… sous peine d’imiter l’Eglise catholique du Grand Siècle : luxe éhonté, conquête et spoliation au dehors et, en dedans, larmes hypocrites versées sur la souffrance des pauvres.

[1] La romancière française d'origine canadienne a rédigé le texte que nous publions ici à l'occasion d'un débat à la Foire du livre de Francfort autour du dernier ouvrage de Patrick Chamoiseau, Frères migrants (Seuil, 2017).

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