Par Jean-Noël Jeanneney, Président de La Fondation du Musée Clemenceau
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"Les esprits paresseux répétant les vieilles rengaines destinées à dénigrer Clemenceau vont devoir s’en accommoder : il s’annonce comme l’un des « hommes de l’année » 2018", estime Jean-Noël Jeanneney

Les esprits paresseux répétant les vieilles rengaines destinées à dénigrer Clemenceau vont devoir s’en accommoder : il s’annonce comme l’un des « hommes de l’année », en 2018. L’anniversaire du moment où la figure du Père la Victoire s’est imposée au premier rang dans l’histoire de France va lui redonner ses couleurs vives au cœur du Panthéon national.

Non qu’il se soit lui-même soucié de bâtir sa propre statue. Il fut exempt du narcissisme naturel qui pousse d’ordinaire les grands fauves de la politique à se charger eux-mêmes de raconter leur histoire, à toutes fins utiles (et parfois futiles…). Jusqu’à l’extrême fin de sa vieillesse, qui dura dix ans après l’armistice du 11 novembre, il resta tourné vers l’avenir, ses nouvelles amours, son souci de soutenir Claude Monet et d’installer ses Nymphéas à l’Orangerie, ses voyages dans des terres lointaines, sa volonté d’apprendre encore et toujours - et par là détourné d’écrire des mémoires pour lesquels les éditeurs, notamment américains, lui offraient un pont d’or.

Les initiatives qui rendent à la figure sa pleine complexité de George Clémenceau, sa pleine richesse se multiplient.

S’il écrivit sans relâche, ce fut afin de bâtir un livre énorme, lourd de plus de mille pages, qu’il intitula Au Soir de la pensée et où il ramassa ses réflexions sur l’homme perdu dans l’immensité de l’univers. Quand il se décida finalement à rédiger quelque chose sur le traité de Versailles de 1919 dont il fut le négociateur français, ce ne fut pas un mémorialiste qui s’anima ; ce fut le polémiste qui répondit à une attaque posthume du Maréchal Foch, qui l’avait blessé. Grandeurs et misères d’une victoire, le livre qui en résulta et qui ne serait publié qu’après sa mort, fut mu par cette réaction vitale et parfois brouillonne, nullement par le désir de fixer une interprétation d’ensemble qui lui permît de s’installer en majesté dans les manuels à venir -car peu lui importait.

Donc il faut travailler à le restituer sans lui, malgré lui. Non pas certes pour en faire un saint de vitrail, chose absurde s’agissant de cet homme de passions et, souvent, de contradictions. Mais parce qu’il est fort et vivant.

Les initiatives qui rendent à sa figure sa pleine complexité, sa pleine richesse se multiplient. De nouveaux biographes s’en sont saisis – tels Jean-Jacques Becker, Michel Winock, Alexandre Duval Stalla, l’auteur de ces lignes et divers auteurs étrangers. On a publié voici quelques années dans la collection « Bouquins » sa Correspondance complète qui le pose en épistolier hors de pair. Nombre de ses ouvrages sont réédités. Michel Drouin et la Dépêche du Midi ont fait émerger un grand nombre de ses articles, dont l’énergie, la séduction et l’abondance sidèrent les lecteurs. Sylvie Brodziak et Samuel Tomei viennent d’organiser, toujours en « Bouquins », chez Robert Laffont, un précieux Dictionnaire Clemenceau. La réédition des conversations du Tigre avec son confident Jean Martet, de 1927 à sa mort, jamais repris depuis les années 30, sous le titre Clemenceau parle encore, à CNRS éditions, le restitue dans sa pleine intensité, jusqu’au bout.

Nul doute que l’année de la Victoire ne voie fleurir diverses autres initiatives encore, notamment dans sa chère Vendée

Plusieurs colloques ont éclairé récemment sa trace de façon neuve. Une exposition du musée Guimet a révélé à un public étonné l’ampleur de sa culture sur un Extrême Orient qu’il révérait. Un premier numéro de L’Année Clemenceau, qui a vocation à se perpétuer, sort à peine des presses. Le musée qui lui est consacré, au 8 rue Franklin, à Paris, vient d’être rénové selon une scénographie toute moderne et va se doter, en ligne, d’un site attrayant. Nul doute que l’année de la Victoire ne voie fleurir diverses autres initiatives encore, notamment dans sa chère Vendée, où est entretenue sa maison posée au bord de l’Océan, à Saint-Vincent-sur-Jard, et un autre musée est en voie d’élaboration dans son village natal de Mouilleron-en-Pareds.

Du coup se comprennent mieux les malentendus qui ont longtemps obscurci sa mémoire. Tout le camp de « la réaction cléricale », comme on disait en son temps, tous ceux qui, venant de l’idéologie contre-révolutionnaire, ne s’étaient ralliés que récemment et parfois du bout des lèvres à la République héritière de 1789 et 1793 ont continué ou recommencé, une fois dissipé l’unanimisme de la Victoire, à le considérer, lui et son action, avec au mieux de la méfiance, au pis de la hargne. Quant à la gauche, dont il avait été un combattant si fervent, depuis l’amnistie des communards jusqu’à la Séparation de l’Eglise et de l’Etat, en passant par sa croisade pour Dreyfus et par sa défense inlassable de tous les délaissés du sort et écrasés de l’industrie, elle se détacha de lui. Elle lui faisait grief d’avoir fait respecter l’ordre républicain contre plusieurs mouvements quasi insurrectionnels, lors de son premier gouvernement, en 1906-1909. Elle se reprochait à elle-même de l’avoir accepté comme chef inflexible, lors du second, en 1917-18 et nourrissait parfois la nostalgie d’une paix blanche, oubliant que celle-ci était alors, après tant de souffrances, inconcevable. Enfin il se trouva qu’à partir de l’entre-deux-guerres, prévalut, contre son individualisme irréductible, un socialisme qui privilégiait le collectif, et contre lequel, tout en honorant ses générosités, Clemenceau avait rompu bien des lances, en particulier dans ses affrontements, à la tribune, avec Jaurès. Il n’eut pas d’indulgence, de surcroît, pour le bolchevisme qui triomphait à l’est, soutenant les armées des Russes blancs, ce qui était voué à le discréditer dans le champ de l’historiographie communiste, tant que celle-ci vécut.

Reste, pour sa mémoire, un ultime obstacle à surmonter : le reproche d’avoir gâché la Victoire, à Versailles. Selon deux chefs d’accusation principaux (si on laisse de côté les questions secondaires), qui sont l’un et l’autre indus. Celui d’abord d’avoir démantelé l’Empire austro-hongrois, facteur de stabilité en Europe centrale. Imagine-t-on un instant que le Tigre ait pu résister au principe de l’autodétermination des peuples, fils de notre Grande Révolution, porté par le printemps de 1848, écrasé après lui, à présent défendu par Wilson, président des Etats-Unis ? Cela n’était concevable ni moralement ni politiquement.

Le second reproche concerne le traitement trop dur que Clemenceau aurait imposé à l’Allemagne. Qu’il se méfiât intensément de celle-ci, certes, et sa génération avait quelques raisons pour cela. Mais la majorité de la gauche qui crut ensuite, non sans prémonition, qu’on pouvait jouer la réconciliation dans le cadre de la Société des nations, qui fit reproche au Tigre de n’y avoir pas cru et qui du coup le raya de la liste de ses références et de ses admirations, n’a pas pris en compte une donnée capitale: c’est Clemenceau qui a joué un rôle décisif pour résister à ceux qui réclamaient haut et fort –tels Poincaré et Foch, précisément- que l’on détachât la rive gauche du Rhin de l’Allemagne pour en faire un protectorat français, au risque de créer une Alsace-Lorraine à l’envers, gage assuré d’affrontements futurs.

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Or, voici qu’après un siècle émerge une vérité. La manière dont furent gâchées les chances d’installer une paix durable ne fut pas, pour l’essentiel, l’effet de Versailles. Elle tint au comportement des Américains qui, après avoir pesé de tout leur poids dans les négociations, manquèrent à leur parole en refusant de ratifier le Traité –aussitôt suivi par les Anglais, toujours soucieux, sur le continent, de diviser pour régner. Elle tint aussi aux inconséquences françaises, aux contradictions d’une politique étrangère qui, dans les années 1920, ne sut pas choisir entre la coercition et la confiance, zigzaguant de l’une à l’autre, incarnée d’un côté par l’occupation de la Ruhr voulue par Poincaré et de l’autre par la main tendue à la République de Weimar à l’initiative de Briand. Ainsi perdîmes-nous sur les deux tableaux. Ainsi la Grande Crise de 29 put-elle développer ses effets ravageurs au profit du nazisme. Cet article reprend certains éléments d’une contribution au « Nouvel Observateur », en octobre 2008.