Macédoine : Gjorgi Lazarevski, le lanceur d’alerte qui a fait chuter le gouvernement Gruevski

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C’est à lui que Zoran Zaev, le chef de l’opposition devenu Premier ministre, doit les « bombes » qui ont fait tomber le gouvernement Gruevski. Ancien collaborateur des services secrets, Gjorgi Lazarevski a organisé la fuite de milliers de documents : les écoutes téléphoniques sur lesquelles des politiciens, magistrats et journalistes avaient été placés en toute illégalité des années durant. Portrait d’un homme en colère.

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Par Borjan Jovanovski

Gjorgi Lazarevski
© Nova TV

Pour Gjorgi Lazarevski, la descente de police dans les studios d’une des rares chaînes de télévision macédoniennes encore indépendantes a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Deux ans durant, il a vu son pays glisser vers la dictature. Alors, cet ingénieur, qui avait travaillé pour les services secrets durant 25 ans, s’est lancé dans une aventure qui risquait d’aboutir à son arrestation. Il a bel et bien été arrêté mais, finalement, il a réussi à faire chuter le gouvernement.

En révélant le contenu de centaines de milliers d’archives sonores — des enregistrements réalisés par des agents fidèles du régime qui, en toute illégalité, ont mis sur écoutes pendant trois ans des milliers de Macédoniens —, Gjorgi Lazarevski est l’un des trois agents secrets qui ont aidé à renverser le régime corrompu et autoritaire du Premier ministre Nikola Gruevski.

Ces écoutes qui se pratiquaient sans autorisation légales depuis 2008 n’étaient pas un secret pour lui. Mais quand il a été témoin de la descente des forces spéciales de la police dans les studios d’A1TV, une chaîne qui avait osé critiquer le gouvernement, il en a eu assez. « Un vrai choc pour nous », témoigne-t-il. « Je ne pensais pas vivre ce genre d’expérience en Macédoine. »

Avec Zvonko Kostovski, un autre agent chargé des surveillances illégales, mais qui partageait ses sentiments, Gjorgi Lazaraveski a élaboré un plan : son collègue ferait secrètement des copies de ces documents, et lui-même les sortirait du bâtiment pour les décrypter sur un ordinateur privé.

Quand les deux hommes ont découvert que milliers de Macédoniens, ministres, employés du gouvernement, journalistes et juges, avaient été mis sous écoute, ils n’en ont d’abord pas cru leurs oreilles. Ces conversations mettaient au grand jour l’ampleur de la corruption : influence du gouvernement sur les procureurs, les juges et les médias, extorsions de fonds dans le monde des affaires, discussions sur des arrestations politiques, truquage des élections et tentatives pour dissimuler un meurtre...

Au début, les deux agents ont travaillé seuls. Mais, lorsqu’ils ont découvert que même la ministre de l’Intérieur avait été placée sur écoutes, il ont mis un troisième homme au parfum : Zoran Verusevski, l’ancien chef des services secrets. « Zvonko et moi faisions confiance à Verusevski », raconte Gjorgi Lazaraveski. « Il avait été notre supérieur. C’était un universitaire et c’est lui qui m’a appris que la corruption était la plus grande menace pour la sécurité d’un État ».

Les « bombes » de Zoran Zaev

En 2013, la police lança l’opération « Spy » afin de de découvrir les taupes au sein de l’agence. De crainte d’être découvert, Gjorgi Lazarevski quitta son emploi. « Il y avait une atmosphère de peur, tout le monde était terrifié ». Zvonko Kotovski aussi avait peur, mais Zoran Verushevski réussit à le convaincre que tous deux étaient « du bon côté ». Il partagea donc les archives sonores avec Zoran Zaev, chef de file de l’Union sociale-démocrate de Macédoine (SDSM), le principal parti d’opposition, qui annonça dans un entretien télévisé en septembre 2014 qu’il allait bientôt faire des révélations qu’il qualifia de « bombes ». La marmite macédonienne commençait à bouillonner.

Quelques mois plus tard, la police fouilla l’ordinateur de Zoran Verushevski. Il fut arrêté le 23 janvier 2015, ce qui amena Gjorgi Lazarevski à aller voir le ministre de l’Intérieur pour vider son sac. « J’ai témoigné devant un collègue au commissariat. Il y avait un procureur dans la pièce à côté. J’ai dit la vérité, mais au lieu de me donner un statut de lanceur d’alerte, ils m’ont accusé d’espionnage. »

Trois jours après, Zoran Zaev fit entendre à des journalistes le premier lot d’archives sur les pressions exercées sur le système judiciaire, le truquage des élections et la corruption. Il continua à diffuser ces archives lors d’une série de conférences de presse hebdomadaires. Le public, apprenant la brutalité du régime de Gruevski, fut choqué. Ils entendirent comment les ordres étaient donnés pour battre les adversaires politiques, incendier les biens des opposants et les menacer de mort...

Nikola Gruevski contre-attaqua en accusant les services secrets étrangers de fabriquer ces enregistrements pour « détruire brutalement » son parti (Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure - Parti démocratique pour l’Unité nationale macédonienne, VMRO-DPMNE) et le pays. Des manifestations quotidiennes furent organisées par ses supporters, mais aussi par ceux de Zoran Zaev. La Macédoine paralysée, l’Union européenne décidé d’intervenir. Elle négocia la tenue d’élections anticipées et mandata un procureur spécial pour enquêter sur le scandale.

Les experts de la Commission européenne conclurent que le gouvernement Gruevski avait abusé des services de sécurité pour « contrôler les hauts fonctionnaires de l’administration publique, les procureurs, les juges et les opposants politiques ».

En décembre 2015, Zoran Zaev déposa pas moins de 606 555 archives au du bureau du Procureur spécial. En décembre 2016, il remporta les élections législatives anticipées mais, à cause de l’obstruction des alliés de Nikola Gruevski, il ne parvint à former un gouvernement que six mois plus tard, en mai 2017. Gjorgi Lazarevski, Zvonko Kostovski et Zoran Verushevski suivirent ces péripéties du fond de leur cellule de prison, où ils passèrent onze mois avant que le Procureur spécial ne lèvent les charges contre eux.

Entre-temps, des procureurs ouvrirent une nouvelle enquête sur le ministère de l’Intérieur, ainsi que sur le chef des services secrets, Sasho Mijalkov, et ses proches collaborateurs. « Alors que j’étais en prison, je suivais des événements qui mettaient à mal un système que je croyais indestructible, et cela m’a rendu optimiste », confie Gjorgi Lazarevski. « Cela m’a redonné du courage de voir que les gens étaient ravis de ce qui arrivait. »

S’il fut un temps pénible d’entendre un collègue défendre le régime de Gruevski et accuser Gjorgi Lazarevski et ses compères de « saper la réputation du service », les trois lanceurs d’alerte estiment quant à eux « avoir sauvé la réputation de l’institution, alors que ceux qui regardaient sans réagir lui faisaient plus de tort que de bien ».

Aujourd’hui, même s’il se sent parfois encore coupable d’avoir infligé de bien mauvais moments à sa famille et ses amis, Gjorgi Lazarevski n’éprouve aucun remord. « Le plaisir de savoir que nous avons réussi à démasquer un système néfaste est immense. Ce qui s’est passé, c’est exactement ce que je voulais. Pour moi, c’est comme un conte de fée. Je n’aurai pas vécu en vain. »


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.